Chapitre 1

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11h20.
Et merde.
Pourquoi, pourquoi je n'entends jamais mon réveil sonner?
J'attrape mon téléphone, posé au pied du lit: pas de message.
Ça devient une habitude.
Il le regrettera, de toute façon. Je le sais.
Je m'extirpe hors de mon lit et fonce dans la salle de bain. Il n'y a personne chez moi.
On est dimanche et je commence le travail dans exactement une heure. Un chignon et un peu de mascara fera l'affaire, de toutes les manières il fait chaud, nous sommes en plein mois de Juin, et je vais passer toute l'après-midi dans un stand d'alimentation à vendre de la nourriture pour une fête annuelle de la ville. A la fin de la journée je serai en sueur et épuisée, comme à chaque fois qu'il y a du monde.
Les minutes défilent à une vitesse folle, je consulte régulièrement mon portable, mais toujours rien : la journée s'annonce longue.
Je monte à la hâte dans ma voiture, une petite Twingo en mauvais état mais qui roule bien, achetée il y a quelques mois. Je ne vais pas me plaindre, étant encore étudiante les petits boulots que je fais ne me permettent pas de m'acheter une meilleure voiture. Mais elle roule, c'est l'essentiel.

Quinze minutes plus tard, j'arrive sur le lieu, un grand parc rempli d'Oliviers. Il y a des bancs par ci, par là, quelques buvettes et déjà beaucoup de stand installés. En avançant dans une des allées du parc je remarque une grande scène sur la droite. Apparemment il y aura des petits concerts de groupes locaux et des représentations de théâtre durant la fête.
Super. Je sens déjà que la fin de journée sera accompagnée d'une migraine.
Je traîne des pieds. Je suis payée une misère, à peine 8 euros de l'heure. Officiellement en tout cas. Mon patron, qui est toujours avec moi dans le stand arrondi systématiquement la paye à la fin de la journée... Ça me revient à être payé dix euros de l'heure, c'est à dire environ le SMIC.
" - Oushka ! T'es mal réveillée ? "
Je me retourne et aperçois le stand dans lequel je vais travailler, mon patron accoudé sur le plan de travail. Comment j'ai fait pour passer devant sans m'en rendre compte ?
C'est un petit stand mais plutôt bien agencé. Il est entièrement rouge et jaune, on fait difficilement plus voyant.
" - Ah Mika ! Non j'ai la pêche t'inquiète, j'étais occupée à regarder la scène qu'ils ont installé. On va encore en prendre plein les oreilles.
Il ricane et réplique :
- Alors là c'est sûr, ça va me gaver avec leur spectacle et leur musique à la con. Regardent où ils ont placé les baffes !
Je suis son regard et en effet j'aperçois une énorme baffe à une dizaine de mètres de notre stand. Mon dieu. Pourquoi nous faire subir ça.
- Putain les batards...
- Ouais, viens installer la caisse les gens commencent à arriver. "
Il n'avait pas tort : il était à présent 13 heures, début des festivités. Le monde commençait à envahir le parc, certains avait leur propre pique-nique, d'autres arrivaient les mains dans les poches. En famille, en couple ou entre amis, cette fête annuelle attirait chaque année un monde fou. Il s'agit de la fête des Pieds Noirs, autrement dit la fête des Français vivant en Algérie durant la colonisation. Ici, maghrébins, français ou encore espagnols sont chaque année en majorité présents.
C'est un moyen chaleureux de se retrouver et de passer une bonne après-midi.

Il fait beau et le soleil tape fort. Trop même. Une odeur de merguez me chatouille les narines, je tourne le regard et comprends d'où ces effluves viennent : A notre gauche il y a un stand qui propose des sandwiches de merguez. Cette vision me fait sourire.
" Alors, tu me racontes quoi de beau? me lance Mika,
- Comment ça? À quel sujet ?
Je sors la caisse d'un gros sac plastique caché sous le stand. J'ajoute :
- Je fais combien en fond de caisse ? 100 euros ?
- Ouais fait ça. Prends surtout les pièces de 1,2 euros pour pouvoir rendre la monnaie.
Il marque une pause, essuie son plan de travail et reprend:
- Du neuf quoi... Tu sais de quoi je parle, ou plutôt de qui... t'as toujours pas de nouvelle ?
Non, je n'en avais toujours pas, depuis une quinzaine de jours tout de même.
Du jour au lendemain, à la suite d'une embrouille au téléphone, on s'est raccroché au nez. Puis ni lui ni moi n'avons fait le premier pas. Au fond de moi, ça m'arrangeait. J'avais vécu de bons moments avec lui mais les sentiments ne s'étaient finalement pas installés malgré le temps qui a passé. Cela faisait des mois que je savais qu'un jour ou l'autre, on se séparerait car nous passions nos journées à nous disputer, nous faisions d'un simple désaccord une affaire d'état, nous ne nous supportions plus et ne nous voyions quasiment plus. J'avais même fini par développer un sentiment d'écœurement à son égard. Sentiment injustifié car physiquement c'était un beau garçon. Il n'était pas très grand de taille, mais avait un visage harmonieux : un petit nez, une jolie bouche, une barbe toujours taille et le vert de ses yeux lui donnait un regard profond. La rupture me satisfait mais néanmoins je ne peux m'empêcher d'être surprise par cette absence de nouvelle... Après tout, peut être que lui aussi s'est rendu compte qu'il n'avait pas de sentiment pour moi? Je m'en fiche, en vrai.
Je réponds, tout en plaçant les pièces dans la caisse :
- Non, mais je m'en fou.
- A mon avis il a quelqu'un d'autre, ce n'est pas possible sinon, qu'il ne te donne pas de nouvelles! Quel batard, j'suis sûr qu'il se tape une autre nana.
Je le regarde un instant et me met à rire. Malgré le fait que ce soit mon patron, on rigole beaucoup et nous nous parlons comme si nous étions amis. J'aime cette relation que l'on a parce que ça permet d'instaurer une bonne ambiance de travail, on rigole, on se clash, on s'engueule même parfois ; et on papote de tout, de rien...
- N'importe quoi! Moi non plus je ne lui donne pas de nouvelles, alors que pourtant je n'ai personne d'autre.
Il fait une drôle de grimace puis me lance:
- Moi je te dis, j'suis un homme... c'est sûr il a trouvé quelqu'un! "
Je m'apprêtais à lui répondre mais le premier client arrivait devant notre stand, le premier d'une longue liste.

17h00
Il y a présenté un peu moins de monde devant notre stand. Heureusement, car la queue de gens attendant d'être servi fut interminable, je suis épuisée et j'ai besoin de ce moment de répit. La chaleur ambiante m'étouffe et mon chignon est en train de se défaire, laissant quelques mèches brunes tomber sur ma nuque. Le peu de mascara que j'avais mis a coulé, je l'essuie d'un revers de l'index. Je sors mon téléphone de ma poche et inspecte mon reflet dans l'écran. Pourquoi les autres filles sont belles dans n'importe quelle situation alors que moi, après quelques heures de travail je ressemble à un vieux chou-fleur mal cuit ?
Je soupire.
" Qu'est-ce que t'as t'es fatiguée ? me demande Mika.
- Nan mais regarde la tête que j'ai putain c'est abusé, je ne peux pas rester potable toute une journée ou quoi?
- Je vais te rassurer moi : tu te trouves moche mais regarde... Tu vois le guignol qui cuit des merguez dans le stand à côté? Il est venu me demander ton nom et ton âge, tu lui as tape dans l'œil je crois. Il est beau non?
Je sens au ton de sa voix qu'il se retient de rire. Je jette un coup d'œil et je croise le regard du vendeur qui est en effet en train de faire cuire une plaque de merguez. Il doit faire ma taille, et sachant que je mesure 1m62, ça n'est pas bien grand. Il est maigre, a la peau très blanche, et une tignasse rousse approximativement lissée sur la cote. Je fronce discrètement les sourcils pour inspecter les détails, et c'est à ce moment que je remarque qu'il a un strabisme.
Je détourne la tête et dévisage Mika:
- T'es sérieux toi ?
Il explose de rire et rétorque:
- Quoi? Fais pas la difficile il est beau gosse. Moi je trouve qu'il a le regard revolver, pas toi?
J'explose de rire. Je sais, ça n'est pas bien... mais je dois admettre que lorsque je suis avec Mika, nous passons notre temps à nous moquer des gens que l'on voit passer.
Il ajoute :
-Vas-y je vais lui donner ton numéro, ne me dis pas merci.
- Déconne pas Mika, ne lui donne rien sinon je fais la gueule.
Je continuais à rire, dur de me prendre au sérieux dans ses conditions.
Un couple se présente au stand pour acheter à boire. Pendant que je les sers je me retourne vers Mika: il est accoudé à la barrière qui sépare notre stand du leur. Je lui lance un regard sérieux, pour lui faire comprendre qu'il n'a pas intérêt à donner mon numéro à qui que ce soit. Il sourit.
Après avoir encaissé les clients, je lève la tête et parcours le parc des yeux. Il y a un peu moins de monde, la pièce de théâtre vient de se terminer et à présent un groupe de musique gitane se présente sur la scène. Les gens applaudissent avec ferveur.
Je continue à balayer le parc du regard, songeant secrètement au dîner que je compte me préparer ce soir. Un groupe de trois jeunes passent devant moi, deux d'entre eux ont les cheveux longs attache en queue de cheval. Le dernier à une casquette à l'envers et un survêtement du Barça. C'est lui qui accroche mon regard.
Il tourne la tête et me voit. Il s'arrête net, baisse ses lunettes de soleil sur son nez et s'approche de mon stand.
Je fais mine de m'activer, prenant une éponge et nettoyant le devant du stand, en prenant soin de ne pas lever la tête. Du coin de l'œil je regarde ou est Mika: il est toujours sur la barrière et il boit un café avec le patron du stand qui vend les merguez.
" Excuse-moi?
Je lève la tête. Il est là, devant moi.

Entre parenthèses Où les histoires vivent. Découvrez maintenant