Chapitre 6 : Esprit rédempteur

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Un médium. Weidmann a un médium personnel. Un scientifique ? Apparemment le bel esprit cartésien des scientifiques ne tient pas lieu ici, se disait Rafaël en baladant ses yeux dans la pièce entre cette Pragamée et Weidmann. Ils ne parlaient pas, seule la petite mélodie que fredonnait la bohémienne, pieds nus, résonnait dans la maison tandis qu'elle préparait cette « fumée de l'âme » dans un bocal en verre.

- De la drogue alors ? demanda ironiquement Rafaël en reposant son deuxième verre de rhum.

- Appelez ça comme vous voulez, Inspecteur, répondit-elle simplement. Depuis la nuit des temps nos ancêtres utilisent cette « drogue », comme vous dites, pour atteindre un état de conscience absolue. Un paradis vous verrez.

Elle se retourna et lui sourit en coin.

- Mais si vous voulez m'arrêter, je vous en prie. Faites de même avec Henri, fit-elle en désignant le vieil homme silencieux.

- Je devrais peut-être, après tout, je suis persuadé que vous n'êtes pas la seule chose qu'il cache.

- Monsieur Lancove, je vous en prie, répondit le professeur exaspéré, en quoi vous avouer qu'un médium est à mes côtés vous aidera dans votre enquête. Le but de votre présence ici est juste de ramener une patiente meurtrière et schizophrène dans sa cellule, avec les deux traitres qui l'ont aidé à s'en échapper !

- Parce que, messieurs, je peux vous montrer des choses...

Elle posa sa machine sur la table entre les hommes, la fumée blanche dansait déjà dans les tubes comme un fantôme qui aurait voulu s'en échapper. Rafaël regarda Pragamée, peu sûr de ce qu'il avait à faire maintenant. La fatigue était intense, elle ne présageait rien d'autre qu'une nouvelle attaque de migraine, après tout : qu'avait-il à perdre ?

- Très bien, montrez-moi.

Et il s'empara du tube.

La fumée d'abord se fit brulante, elle attaquait sa gorge. Il ne ressentait rien d'autre. Et puis au fils du temps la fumée se fit cotonneuse, agréable et sucrée, comme un bonbon qui aurait coulé sans s'arrêter. Et là son esprit parti, son corps se détendit totalement sur la chaise, comme les autres, tandis que ses yeux papillonnaient à la recherche de couleurs et de formes qui n'étaient pas là en vrai. Il voyait les lignes se déformer et la salle s'allonger à l'infini, le rouge de la tapisserie passant ou vert puis à l'orange, se parsemant d'étoiles blanches ou du moins ce qui paraissait. Il ne se sentait plus lui-même et passa un moment à se demander si c'était rassurant ou inquiétant. Pour avoir la réponse il tenta de se concentrer sur sa tête et fut aussitôt assailli par une douleur lancinante et atroce. Il gémit et laissa de nouveau son esprit partir pour ne plus avoir à faire face à ce qui se tramait là-bas, dans sa tête. Ne plus y faire face, s'en éloigner...

Si l'être humain était incapable de voir l'avenir, lui n'arrivait même plus à voir le passé. C'était trouble.

- Donnez-moi vos mains, demanda Pragamée en posant les siennes sur la table.

Sous drogue, son accent avait quelque chose d'inquiétant. Néanmoins Rafaël joignit ses mains aux autres, après les avoir cherché à tâtons. Et d'un coup son esprit s'éteignit totalement.

Tout était noir, comme si le monde autour de lui s'était effacé.

Puis il se sentit flotter et fut comme transporté par-delà les murs. Son esprit était sorti de son corps. Sa vision revint petit à petit, le monde était flou, et pourtant il ne semblait pas pareil. C'était différent, Rafaël mit du temps à comprendre ce qui clochait dans son état demi-conscient. Le vrombissement du vent fouettait ses oreilles si ce n'était pas sa migraine. Il était au-dessus du sol, des mètres et des mètres au-dessus du sol et il s'élevait encore. La maison sous lui semblait de plus en plus petite, l'étendue d'arbre s'allongeait sur l'ile à l'infini. Il voyait Missed Creek, ses bâtiments de pierres et le grand portail, ce n'était qu'une infime partie de cette ile mystérieuse car elle s'étendait derrière ces collines et plus loin encore derrière des montagnes. Elle était recouverte de forêts et de roches, entourée de l'eau bleutée et agitée. Par ci par là s'élevaient d'anciens bâtiments abandonnés dont les ruines ne formaient plus qu'un tas d'éboulis, Rafaël remarqua néanmoins un clocher ancien dépasser des arbres, plus à l'Est dans cette forêt de sapin.

Son esprit continua son voyage, flottant au gré de la brise tandis que le vrombissement s'intensifiait de plus en plus. Au bout d'un moment il remarqua une présence à ses côtés ; Pragamée se tenait à sa droite, fixant l'horizon avec son sourire énigmatique. Elle semblait se concentrer sur le clocher perdu.

- Je ne suis ni mensonge, ni tromperie, je sers la Vérité comme elle doit se présenter à l'homme, résonna sa voix tandis que ses r roulaient.

Elle n'avait pas ouvert la bouche, sa voix avait juste résonné dans sa tête. Pragamée se retrouva en une fraction de seconde face à lui, à quelques millimètres de son visage. Son expression avait changée, elle paraissait troublée, un mélange entre la colère et la peur.

- Ne comprends-tu rien ? Elle est là la Vérité ! Elle te veut, elle t'attend ! Regarde !

Le doigt de la femme s'était levé en direction de l'horloge délabrée. Rafaël y risqua un regard, sa conscience de plus en plus effrayée, il ne comprenait pas. Il avait beau regarder ce clocher il ne comprenait pas ce qu'elle essayait de lui dire ! Quelque chose lui manquait ! Il se retourna pour poser la question à Pragamée mais il se retrouva face à face avec une inconnue sanguinolente et pleurante. Ses yeux vitreux semblaient au bord de la mort, ses longs cheveux noirs se plaquaient sur son visage, ses lèvres bleutées tremblaient tandis qu'elle essayait d'articuler quelques mots.

Rafaël fit un bond de frayeur, ses yeux s'exorbitèrent et son cœur se mit à battre à tout va, menaçant de se rompre comme si l'épouvante s'était emparée de lui. La femme s'approcha de lui avec un geste saccadé, elle se pencha jusqu'à même l'effleurer et murmura avec une voix d'outre-tombe, comme un souffle rauque et froid.

- Ou est mon bébé ?

Rafaël fut éjecté, mis à genoux. Une bombe dans sa tête venait d'exploser, littéralement.

Le vrombissement était insoutenable, déchirant. Rafaël plaqua ses mains sur ses oreilles à s'en écrasé la tête, il convulsa, jetant des œillades effrayée à la femme qui devant lui s'envolait, transformée en milliers de pétales de fleur bleue.

Non ! Non, non, non ! Nnn...

Au bord de l'évanouissement, l'homme sentait ses cheveux de boucles blondes se plaquer sur son visage. Sa tête implosait d'une douleur brulante et ses yeux se fermaient par épuisement. Il sentit son corps tomber dans les méandres de ce cauchemar, une chute libre vers la forêt tandis qu'il perdait connaissance, harcelé par cette douleur. La dernière chose qu'il vit fut un ciel noir, sombre, un ciel de nuit où brillaient agressivement des étoiles, assemblées les unes aux autres. Douze constellations.

Tu ramperas sur le sol pour leur demander pardon, mais le Dieu n'accorde miséricorde qu'à la force de la rédemption.

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N'hésitez pas à signalez si vous voyez des incohérences, des problèmes, ou des choses que vous n'aimez pas : c'est ce que je cherche en priorité ! :)

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