Jérusalem, 9 septembre 2003

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Ce sont des jours de ténèbres, de tristesse et d'horreur. La peur est revenue.

Maman venait de me répéter pour la troisième fois d'aller me coucher, parce que je commence tôt demain. Et puis les vitres ont tremblé, le cœur a fait un bond dans la poitrine, j'ai cru qu'il était monté dans ma gorge. Ce n'est qu'une seconde après que j'ai réalisé : une explosion venait de se produire tout près de chez nous.
Une explosion, c'est forcément un attentat.
Mon grand frère Eytan, qui est infirmier militaire, est aussitôt sorti avec sa trousse de secours. Papa a hésité un instant, puis il l'a suivi. Maman m'a serrée dans ses bras en pleurant et a fait comme d'habitude quatre choses à la fois : elle a allumé la télé, la radio, Internet, et s'est jetée sur son téléphone portable. C'est ce que j'appelle une réaction hautement technologique.
J'ai fui dans ma chambre en sachant que personne ne me demanderait dix fois d'éteindre la lumière et que demain, même, je pourrais arriver en retard au lycée, ou ne pas y aller du tout, nul ne me demanderait des comptes. Il suffirait de dire : l'attentat a eu lieu dans quartier, dans ma rue, j'ai fait des cauchemars toute la nuit, j'ai fait une chute de tension, je ne pouvais pas marcher, j'avais trop peur de sortir de chez moi. Et madame Barzilaï me croira, même si, demain, on a un contrôle de maths.
Quelques minutes après l'explosion, nous avons entendu les sirènes des ambulances. Elles font un bruit horrible, un bruit qui déchire l'air et les tympans. Un miaulement affreux de chat qui aurait la queue coincée dans une porte, amplifié par une sono digne d'un concert hard rock. Cinq, six, sept ambulances, mais je ne les ai pas toutes comptées.

J'entends Maman qui n'a pas lâché le téléphone, et la voix claire et saccadée d'une correspondante de la radio, ou de la télé. Il y a certainement des morts. Il y a presque toujours des morts. Mais je ne veux pas savoir combien, ni qui. Pas aujourd'hui. Précisément parce que c'est arrivé juste à côté de chez moi.
Je voudrais mettre le silence à fond, mais comment fait-on ?

Je suis allé dans la cuisine boire un peu de vodka au citron. Maman ne m'a pas vue. J'ai pris en passant les bouchons que Papa met dans des oreilles lorsqu'il va à la piscine. Avec ça plus mon gros oreiller sur la tête, j'ai peut-être une chance de dormir, même si je sais que demain, lorsque je me réveillerai, personne ne me dira que tout va bien, et que j'ai juste fait un cauchemar.

Je n'ai pas bien supporté la vodka. Apparemment, un demi-verre, c'est trop pour moi. Ce matin, j'avais mal à la tête, et le visage tout gonflé. <<Tu ressembles à Bugs Bunny>>, m'a dit Eytan en ébouriffant mes cheveux. Mon frère est le seul être au monde qui ait le droit de me décoiffer sans se prendre une baffe dans la seconde. Il le sait et en profite.
Il m'a souri. Il n'avait pas la tête de quelqu'un qui a passé la nuit à voir des horreurs. Mais c'est quoi, la tête de quelqu'un qui a vu des horreurs ? Il a vingt ans, il fait son service militaire à Gaza, des horreurs, il en voit tous les jours certainement, ou tous les deux jours  lorsque c'est calme. J'imagine qu'il a appris à ne pas voir, ou à oublier, pour ne pas ressembler trop tôt  à un vieillard.
C'est étrange. Je crois que je n'ai jamais autant écrit qu'entre hier et aujourd'hui. Il y a des filles dans ma classe qui tiennent un journal et qui racontent chaque jour ce qui leur arrive. Je n'ai jamais fait cela. Ni pour disséquer mes histoires d'amour, ni pour dire que mes parents sont vieux et nuls, ni pour étaler mes rêves. Enfin, je suppose que c'est ce que l'on écrit dans un journal.
Le jour de mes treize ans, ma grand-mère m'a offert le Journal d'Anne Frank, l'histoire de cette jeune juive hollandaise qui a vécu deux ans cachée avec sa famille pendant la Seconde Guerre mondiale, avant d'être déportée. Elle rêvait d'être écrivain et, surtout, de vivre libre, de pouvoir aller au cinéma, se promener dans un jardin, regarder les arbres et écouter le chant des oiseaux sans avoir peur d'être prise et tuée par les nazis. Dans la cachette, il y avait une autre famille avec un garçon, Peter, dont elle était amoureuse. Je me suis souvent demandé si elle l'avait vraiment aimé, ou si elle n'avait pas eu le choix, parce que c'était le seul garçon dans son entourage.
Ce qui m'a fait le plus mal, c'est qu'à la fin du livre il était écrit : Anne Frank est morte deux mois avant la libération du camp de Bergen-Belsen.
Deux mois... C'est si peu. J'ai relu cette phrase dix fois et ensuite, pendant longtemps, j'ai eu envie de serrer la main d'Anne Frank, de lui dire : << Tiens bon, ton enfer va bientôt prendre fin, il ne va pas durer toute ta vie, juste hit petites semaines, tiens bon et tu seras libre, u pourras aller au cinéma, regarder les arbres et écouter le chant des oiseaux, tu pourras même être écrivain. S'il te plaît, vis !>>
Mais je n'ai pas de super pouvoirs, pas de machine à remonter le temps et c'est ça qui est désolant, quand on y pense.

Je ne sais toujours pas pourquoi j'écris tout ça. J'ai des notes correctes en littérature, sans plus, et je ne rêve pas de devenir écrivain. Ce que je souhaiterais, moi, c'est faire du cinéma, être metteur en scène. Ou alors pédiatre, je n'ai pas encore vraiment choisi. Mais, depuis hier soir, j'ai un besoin incroyable d'écrire, je ne pense qu'à ça. Comme s'il y avait un fleuve de mots qui devait sortir de moi pour que je puisse vivre. J'ai l'impression que je ne pourrai jamais m'arrêter.
Je n'ai pas pu échapper aux informations. Mes yeux voient, mes oreilles entendent, les journaux et la radio sont partout, et ils racontent la tragédie.
Le terroriste s'est fait exploser à l'intérieur du café Hillel. On a ramassé six corps. Ça s'appelle un attentat moyen, c'est-à-dire qu'on va en parler pendant deux jours, et un petit peu encore dans le suppléments des journaux du week-end. Il y a eu un drame. Un drame à l'intérieur du drame. Une jeune fille est morte, en compagnie de son père. Elle devait se marier aujourd'hui. Elle a été tuée quelques heures avant d'enfiler sa jolie robe blanche, quelques heures avant que le photographe emmène le jeune couple dans les plus beaux endroits de Jérusalem pour faire des photos de prince et de princesse qui auront beaucoup d'enfants. Le marié-qui-n'avait-pas-eu-le-temps-de-se-marier était abasourdi devant le cercueil. Il a voulu passer l'alliance au doigt de sa fiancée mais le rabbin a refusé, il a dit que la loi religieuse interdisait de se marier de célébrer une union avec une morte.
Je me demande si la loi religieuse a consacré un chapitre à la conduite qu'il faut tenir en cas de désespoir.

Je ferme les yeux pour oublier le visage de la jeune fille qui ne se mariera jamais. Elle avait tout juste vingt ans. A peine trois ans de plus que moi. A quoi ressemblerait ma vie si je savais qu'il ne me restait plus que trois années avant de mourir ? Je n'en sais rien, c'est certainement une question idiote et inutile, mais c'est surtout une question à laquelle je ne peux cesser de penser.
Lorsque la peur revient, comme ces jours-ci, j'ai l'impression que nous oublions tous qui nous sommes.
Nous nous regardons comme des victimes potentielles, comme des corps qui peuvent devenir sanglants et inertes parce que quelqu'un aura choisi de se faire exploser juste à côté. J'ai envie de savoir qui je suis, de quoi je suis faite. Qu'est-ce qui ferait que ma mort serait différente d'une autre ? Si je prononçais cette phrase devant mes parents, ou mes amis, ils ouvriraient de grands yeux et me diraient gentiment que j'ai besoin de me reposer. Ce doit être pour cela que j'ai décidé d'écrire : pour ne pas effrayer les autres avec ce que j'ai en tête, et qu'ils décrètent dans la foulée que je suis folle.

Une bouteille dans la mer de Gaza (Réécriture)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant