CHAPITRE 1.1 - Regrettables Origines (P.3)

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Ça t'est déjà arrivé de te poser cinq minutes ? D'être juste là, d'observer les gens et de réfléchir sur la vie ? D'au bout d'un moment, repérer quelqu'un qui semble sortir du lot? De te foutre à le fixer, à le suivre du regard et à commencer à te perdre dans tes pensées ? Ça t'est déjà arrivé de te mettre à lui imaginer une identité ? Juste en voyant l'allure cet individu. En regardant la tronche qu'il a. L'expression de son visage. Sa façon de bouger.

Et quand tu m'regardes... Tu t'imagines quoi comme histoire ?

J'parie que tu t'vois à peu près tous les schémas possibles et imaginables. J'parie que t'as des idées de fou. Des pensées à la con. Et j'parie aussi que tu restes toujours loin de la vérité.

T'inquiètes. J'vais t'aider. Tu vas capter.

Déjà, dis-toi bien qu'si les vieux disent que les chiens font pas des chats, c'est pas toujours juste pour emmerder tout le monde avec leurs expressions débiles. Ouais. J'en suis la preuve vivante, que c'est quelque chose qui peut se révéler être vrai. Parce que tu sais c'que c'est toi, quand même le clochard alcoolo du coin te regarde mal ? Quand même pour les rebuts de la société, t'es rien de plus qu'une merde ? T'sais c'que c'est, toi, d'être l'ordure des ordures ? Moi ouais. J'l'ai su. J'm'en rappelle. Parce que j'suis la descendance de la connasse clichée par excellence : peroxydée avec mini-jupe et talons aiguilles. Et pour bien compléter le portrait de famille, elle a été se foutre avec un gros lard alcoolique bouffeur de frites. Tu trouves ça charmant comme couple, toi ? Ben c'est mes vieux. Du moins, j'me suis toujours obstiné à penser que l'autre tâche n'est pas mon père mais que c'est plutôt un salaud de passage qui a été assez malin pour ne pas s'attarder. Et t'sais, ça expliquerait pourquoi ils sont aussi bronzés que des culs, qu'ils me matent avec leurs yeux bleus de petits blancs, et que moi on m'prenne pour un immigré. Limite une fierté de passer pour un adopté. Putain, c'que ça fait mal au cul d'avoir le même ADN que ces deux enfoirés.

Quand j'étais gosse, j'étais déjà bien moche. J'avais déjà ma sale gueule qui ne me revient pas. A peu près autant qu'elle revient à personne. J'me souviens bien qu'il y avait pas une seule bonne âme pour pouvoir m'encadrer. J'étais sale et mal élevé. J'étais un de ces mioches niqués d'la tête du genre de ceux qui t'font marmonner dans ta barbe au supermarché, à la boulangerie, dans la rue. A peu près n'importe où ailleurs aussi. J'étais turbulent et violent. J'étais provoquant et insolant. T'avais juste un mot à dire pour que j'te crache à la gueule. Ou sur le bide plutôt, vu la taille que j'faisais. Quand j'étais gamin j'avais les cheveux longs, jusqu'aux fesses et tellement dégueulasses qu'ils étaient lisses. Tu trouves vraiment que j'ai une gueule à me foutre des bigoudis ? Non. Donc on est d'accord, c'était pas naturel.

J'espère pour toi qu't'étais pas en train de bouffer. Sinon c'est ballot.

T'sais, j'avais pas d'amis, pas d'goûter, pas d'jouets pis les teubées de maîtresses s'étonnaient que je raquette les autres à la récré. Sérieux ? Comment on peut s'étonner qu'un chien galeux vole quand il passe ses journées à être nargué par les autres ? T'sais, les autres, ceux qu'aiment pas les bâtards ni les fils de pute. Les autres, qui ont des vieux « braves et respectables » qui leur ont appris que les plus pauvres, les moins aidés, ne sont que des merdes et encore moins que ça. Putain de bourges. L'enfant a toujours la même valeur que ses parents, hein. Peu importe si c'est pas sa faute s'il est né dans une famille de tarés. Bordel. S't'avais vu la gueule des mamans, les jolies, les vraies mamans qui sentent bon, quand elles voyaient la pute qui était la mienne venir me chercher avec ses quelques centimètres carrés de tissus sur le cul et les seins, ses faux cils de pouffiasse et son affreux rouge à lèvres rose bonbon. C'te connasse qui regardait tout le monde de haut comme si elle était la reine - la reine des poules, peut-être - et qui, la nuit, était contrainte de faire les poubelles pour nourrir son empaffé de mari et son crétin de môme. Même moi j'pouvais pas la saquer ma mère, t'sais. C'est fou comme elle me faisait honte. Comme quand elle se ramenait, j'avais juste envie de creuser et de m'enterrer.

Elle était bizarre ma mère.

Elle était cinglée, ma geôlière.

En dernière année d'école primaire j'ai attrapé des poux et t'sais, sa première idée, ça n'a pas été une seule seconde de chercher une solution pour me traiter. Non. La première chose qu'elle a fait quand elle a vu ces saletés qui grouillaient sur mes cheveux, ça a été de me raser le crâne. Tu peux pas savoir comme j'avais l'air con. Avec mon crâne chauve et mon pull rayé beaucoup trop grand, l'air abattu, la face de malheureux. Le retour de la Shoah, putain.

Non. Je sais qu'c'est pas bien de dire ça. C'est trop vilain.

Mais t'raconter ça, ça m'permet d'enchaîner sur c'qui est sûrement le plus beau souvenir d'enfance que j'ai gardé bien au fond d'ma tête. T'sais. Dans le cliché que tout le monde connaît, y'a toujours eu cette petite fayote au premier rang d'la classe à l'école. La petite pimbêche trop parfaite. Belle. Mignonne. Intelligente. Tellement sage. La chouchoute de la prof, tu vois ? J'avais cette petite dans ma classe moi aussi. J'me rappelle, elle s'appelait Lisa. Et Lisa, elle était celle qui aimait le plus se foutre de la gueule de ma nouvelle coupe de cheveux. Et Lisa, elle avait une magnifique chevelure rousse. Une crinière de feu, toujours tirée en queue de cheval. Ouais. Jusqu'au moment où j'ai plus supporté qu'elle m'emmerde et que j'ai coupé sa tignasse au ras de son élastique rose de fillette. Et putain, j'étais content, ouais, c'est peut-être même l'une des plus grosses joies que j'ai eu de toute ma vie quand je l'ai vue se mettre à pleurer tandis qu'elle contemplait ses mèches éparpillées si loin de son crâne. Tu penses que j'suis méchant, pas vrai ? Mais tu vas m'expliquer un truc, okay ? Dis moi. Pourquoi j'serais gentil avec les gens qui le sont pas avec moi ? Œil pour œil, dent pour dent, non ? Et puis t'sais, ce jour là, mes parents ont été convoqués à l'école. Parce que les autres adultes trouvaient ça vraiment intolérable. Parce qu'il fallait réagir. Parce que j'allais mal tourner. Ouais. Pour une queue de cheval enlevée. Mais tu vois, comme mes vieux ils en avaient rien à foutre, ils sont pas venus. J'faisais tout ce que je voulais sans conséquence. C'est typiquement comme ça que j'ai été élevé. Avec la foutue naïveté de croire qu'il n'y a ni bien ni mal. Et qu'on ne paye pas c'qu'on fait. Ouais. Les actes n'ont aucune gravité. Ouais. Faut pas chercher plus loin. On fait c'qu'on veut et tant pis pour les autres.

Mais t'sais, ma naïveté, j'ai bien fini par la perdre à un moment donné.

SAUMÂTRE.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant