Chapitre V

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Cela fait deux heures que nous nous sommes couchées, après un dîner passé dans une ambiance plus que tendue. Les yeux rivés sur le plafond défraîchi, je me pose mille et une questions. Le sommeil se refuse à moi, mes tourments m'empêchent de trouver le repas. Je me demande si j'ai raison de réagir ainsi, si je ne suis pas trop protectrice avec Emma. Il faut dire que j'avais de quoi m'inquiéter, jadis. Les raisons qui nous avaient poussées à fuir notre pays natal étaient sombres et nous n'en avons jamais reparlés, elle et moi. Les Etats-Unis étaient censés représenter notre nouveau départ. C'était un lieu vierge, où nous n'avions aucun souvenir et tout à construire. Sans nos parents, j'avais été le seul repère d'Emma, même si Oncle Charlie nous avait bien épaulé. A sa mort, c'était les sœurs David contre le reste du monde. Aujourd'hui, ce n'était plus le cas. Je n'étais plus indispensable. Comme une mère dont l'enfant s'apprête à partir, j'ai affreusement mal au cœur. Je me tourne sur le flanc, vers mon bureau. J'essaye de trouver une raison qui la ferait rester ici. Je n'en trouve aucune. Elle est majeure et vaccinée, en passe de terminer ses études et de débuter sa vie professionnelle. Elle est amoureuse. C'est à elle de faire les choix que je n'ai pas eu. Elle peut désormais mener la vie qu'on m'a enlevée trop tôt.

J'essaye de faire la paix avec moi-même une bonne partie de la nuit. Après de longues heures, je finis enfin par m'endormir. Ma décision est prise et je lui annonce au petit matin, pendant notre petit-déjeuner. C'est la première fois depuis longtemps que nous le prenons ensemble. Et sans doute la dernière. Car, même si cela me brise le cœur, j'accepte qu'elle s'en aille.

— Je te laisse partir vivre avec Chelsea, lui dis-je à brûle pourpoint. J'ai beaucoup réfléchi cette nuit et...

Je ne peux pas finir ma phrase. En entendant le début de ma phrase, Emma s'est levée précipitamment de sa chaise pour venir m'enlacer alors que j'étais toujours assise. Dans le creux de mon oreille, je l'entends me remercier d'une voix cassée. Je la sens pleurer et ce simple fait suffit à briser mes propres barrières. Finalement, nous finissons par nous séparer, les yeux rougis. Oui, je n'aime pas la savoir loin de moi. Mais c'est l'heure pour elle de montrer qu'elle est responsable. Et surtout, l'heure pour moi d'enfin vivre ma vie. De penser à moi.

C'est un nouveau quotidien que nous découvrons, durant la semaine qui suit. Je n'ai toujours pas retrouvé de travail, alors je me concentre sur les traductions. Je traduis des romans, des recueils, je traduis tout ce que je trouve et tout ce qu'on veut bien me confier. Je passe mes journées devant l'ordinateur à recopier en anglais des livres parus en français et vice-versa. Je ne compte plus les tasses de thé que je bois pour ne pas fatiguer –le café m'insupporte. Je ne compte pas non plus mes heures. Par contre, les entrées d'argent, j'y fais très attention. Car dans ce métier, nous sommes payés au livre traduit, pas à l'heure. J'encaisse deux virements dans la semaine et je peux un peu respirer. Mais je sais que cela ne suffira pas. Alors je continue, jusqu'à très tard le soir pour reprendre très tôt le matin.

Pendant que je m'acharne au travail, en parallèle de son projet de fin d'études, Emma prépare ses cartons. Notre studio est petit mais j'ai l'impression qu'il se vide peu à peu, tant elle emporte d'affaires avec elle. Je me rends compte que l'endroit n'est à aucun moment imprégné de ma marque et que c'est elle qui le rendait vivant. Quand elle sera partie, ce ne sera plus qu'une coquille vide. Je redoute ce moment, où je me retrouverai face à ses quatre murs nus. Et pourtant, il arrive très vite et je ne peux rien faire pour empêcher sa venue.

Le samedi après-midi, mon estomac ne cesse de faire des bonds et des saltos. Affalée sur le canapé, j'essaye de ne pas trahir mon angoisse. Car d'une minute à l'autre, Chelsea va arriver pour venir récupérer ma sœur. Durant la semaine, Emma est déjà allée seule déposer des cartons dans son nouveau chez-elle mais j'ai insisté pour qu'elle reste au moins jusqu'à samedi. Un caprice dont j'ignore encore l'utilité mais dont j'ai absolument besoin. Dans la cuisine, j'entends les derniers morceaux de scotch être coupés puis collés sur les derniers cartons. L'appartement ne m'a jamais parût aussi vide que depuis notre emménagement. Il n'y a plus aucune décoration, les tableaux aux murs peints par Emma ornant désormais l'appartement de Chelsea. J'avais été convié au dîner ce soir, mais je n'ai vraiment pas le cœur de partir et de la laisser là-bas pour rentrer toute seule. Une chose à la fois.

Le Harem (2017)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant