Toctoc. Quelques coups discrets à la trappe. Un visage désormais familier. Le livreur, accompagné. Des excuses balbutiées, le souvenir de cette lueur en pleine nuit, la curiosité, la fierté, les preuves que les sceptiques réclamaient...
– Il fallait que je vienne leur montrer. Pour qu'ils constatent de leurs propres yeux, vous comprenez.
Ses quatre amis se hissèrent ainsi par l'ouverture au sol en plissant les yeux.
– Comment faites-vous pour y voir quelque chose ?
Jao aurait pu leur demander comment ils s'y prenaient pour distinguer quoi que ce soit dans l'obscurité de leur ville souterraine. Au lieu de cela, il leur fit plutôt remarquer que pour contempler le prodige, ils s'étaient trompés de cycle.
– On a pris notre pause. On peut attendre. Si ça ne dérange pas.
– On s'habitue vite à la lumière. Finalement.
Jao n'avait rien à leur offrir.
– On a ramené de quoi.
Peu après, ils festoyaient de barres protéinées et d'eau de source. Jao gouta aux chips de cafards, une délicatesse typiquement bourbayoise, ainsi qu'aux beignets de larves, juteux à souhait. Il fit cependant l'impasse sur le pâté de Collemboles, peu ragoutant à ses yeux. Le banquet improvisé fut arrosé d'un alcool clandestin aux coléoptères dodus et aux effluves capiteux. La plante, principale distraction, passa de mains en mains. On s'extasia devant le prodige, la fleur vulnérable devenue chair parfumée et appétissante.
– Comestible peut-être ?
Il faudrait se renseigner, mais en toute discrétion. Jao était peut-être surveillé. Les yeux et oreilles de VERTEK étaient nombreux. L'entreprise venait de faire l'acquisition de vastes (et donc fort prisés) lots souterrains et d'embaucher dans la foulée des centaines de personnes qui, spéculait-on, passaient leur temps à « travailler la terre. » Jao ne savait pas ce que cela pouvait bien vouloir dire, travailler la terre. La terre, on la creusait, on la filtrait, on la transportait, et après en avoir extrait tout ce qu'on pouvait en extirper, on la rejetait sans état d'âme. On ne la travaillait pas. Pour quoi faire ?
Dehors, la nuit tombait. Le petit groupe de spectateurs s'approcha des fenêtres en levant les yeux. Qui la verrait donc en premier, la lune ?
– La... quoi ?
Mini leçon d'astronomie. Jao apprit que Bourbay abritait une numérithèque. L'accès ultrarestreint à ces savoirs oubliés possédait, comme tout système prohibiteur, ses failles. Et ces jeunes débrouillards, à qui l'on avait ôté tout espoir et remplacé le rêve par du labeur, aspiraient à autre chose. Une vie plus gratifiante que cette existence d'entomophage qu'ils devinaient contre nature.
Dans l'état actuel où se trouvait l'homme-fourmi, l'éducation se limitait à quelques techniques de survie en milieu sombre, froid, et parfois hostile. Une poignée d'individus, l'élite, recevait un enseignement extensif, dispensés qu'ils étaient de besognes quotidiennes. Leur productivité (nulle) et leur rôle contesté dans la société à laquelle ils ne contribuaient pas, mais dont ils récoltaient tous les profits, attisaient la colère du peuple que l'on muselait par la violence. Le lien entre sujétion et ignorance devenait évident.
La clé de leur délivrance se trouvait donc nécessairement dans l'accumulation de ces connaissances jalousement exclusives. D'où leur curiosité, intéressée certes, mais nourrie par un tel sentiment d'injustice que Jao éprouva une tendre sympathie à leur égard. Sans eux, il n'aurait jamais été capable d'identifier la lune, cet astre aux connotations enfantines qui apparaissaient furtivement dans les paroles des comptines archaïques qu'il avait autrefois entendues sur les ondes. Il apprit également que la lumière du jour était bien due au soleil qui, malgré les déchets nucléaires que les hommes y avaient naguère envoyés, continuait de briller et d'éclairer son petit système solaire.
C'est en discutant ainsi du ciel et des astres qui le peuplaient, que deux réalisations frappèrent l'esprit de Jao. D'une part, le plus beau spectacle de l'univers se déroulait au-dessus de leur tête et pourtant, après avoir fait en sorte que le rideau tombe sur ces merveilles astrales, les hommes s'étaient obstinés à leur tourner le dos et à regarder dans la direction opposée, c'est-à-dire vers le néant et l'obscurité où ne les attendaient que la fin et la mort. D'autre part, pourquoi n'entendait-on plus de musique sur les ondes ? Ria et lui avaient une fois valsé au son d'une ballade à la lune... une lune bleue, une lune rare... Il n'eut pas le loisir d'y réfléchir plus longuement : des exclamations enthousiastes annonçaient le début du spectacle sélénite. Après un bref recueillement, esprits et langues se délièrent : si la lune était visible, le soleil devait l'être aussi. La chape d'impureté qui étouffait le monde serait-elle en train de se dissiper peu à peu ? Quelles conséquences sur notre mode de vie actuel ? Pourrait-on un jour prochain entamer une Grande Remontée vers la surface délaissée ?
Le discours s'enflamma et devint un peu trop radical au gout de Jao. Remettre en question l'ordre établi, seuls quelques dissidents s'y osaient. Et encore. Après un séjour en prison où l'oxygène était strictement régulé, la moitié perdait la tête et l'autre moitié rentrait dans le rang. Le débat politique ne s'attardait jamais sur la question de la colonisation de ce désert infertile, promesse de mort lente, de suffocation, de famine. Jao préféra donc faire mine de n'avoir rien entendu. Et puis, il se faisait tard.
– Dites, il serait peut-être temps là...
On s'excusa d'avoir abusé de son hospitalité, on le félicita sur ses grands accomplissements (Jao ne sut lesquels) et l'on promit de revenir bientôt lui apporter des informations relatives à cette chose qui poussait sur la plante. En plus d'admirer tout ça, bien entendu.
– Vous avez une préférence, je veux dire, en matière de digestif ?
– Vous êtes bien gentil, mais non.
Jao réfléchit un instant.
– Si jamais vous repassez par là, ramenez donc un peu de musique, si possible.
Requête suffisamment inhabituelle pour qu'on en fasse grand cas.
– C'est entendu, Monsieur Jao !
– Allez, bonne descente...
– Timon. On m'appelle Timon.
– Timon. Bonne descente, Timon, et compagnie.
Malgré les promesses de se revoir bientôt, Jao n'y croyait pas trop. Mais il trouva la visite de ces jeunes idéalistes plutôt rafraichissante.
– La jeunesse a bien besoin de rêver. N'est-ce pas, Ria ?
Pour lui, l'heure des utopies était révolue. Il devait se contenter de substance. De concret. Comme cette plante. La tige, bien que solide, se penchait sous le poids de la mystérieuse excroissance. Il fallait surveiller cela de près. Il ne manquerait plus qu'elle cède ! Recommencer à zéro pour la troisième fois, Jao n'en aurait pas le courage.

VOUS LISEZ
PLANTE [Nouvelle SF]
Science Fiction« Comment bien élever sa plante. 1. Votre plante vient de faire un très long voyage... dans le temps ! Elle vous rejoint enfin après des siècles d'hibernation. Il faut donc lui apporter un soin tout particulier. Commencez par l'hydrater gentiment av...