Fleur de Pêcher

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Un couinement s'échappa de la chambre à coucher d'Iphigénie, suivi d'un retentissant fracas. Chrysothémis, fit claquer ses sandales sur le marbre pour rejoindre les appartements de sa sœur. Le dallage Fleur de Pêcher sur lequel déambulait jusque là Chrysothémis était un présent de Castor et Pollux, les frères de la reine Clytemnestre, pour fêter l'entrée d'Iphigénie dans l'ère adolescente. Le marbre blanc était veiné de rose et de violet.

Chrysothémis s'arrêta net. Elle avait les yeux rivés sur le sol. Il lui rappelait sa propre peau. Elle releva la tête. Un miroir face à elle lui rejeta un visage exsangue et aux traits marqués. Soudain, elle hésita à se rendre dans la chambre de sa sœur aînée. Elle devrait souffrir des remarques aussi innombrables que saumâtres de sa part. Il s'ensuivrait alors des questionnements qui ne sembleraient avoir de fin. Chrysothémis se tint ainsi plusieurs minutes à se contempler dans la glace, soupesant si elle devait ou non se rendre auprès d'Iphigénie.

C'est alors qu'un son qu'elle parvenait encore mal à identifier vint se glisser dans son oreille. Le claquement de sa semelle se fit à nouveau entendre dans le vaste couloir de marbre.

La chambre d'Iphigénie était modeste. Elle disposait au pied de son lit d'une malle en bois d'olivier où elle pliait ses vêtements. Ils étaient de coupes et de couleurs variées mais toujours discrètes. Elle portait toujours des habits simples en lin. La laine irritait sa peau. Toute personne qui la connaissait à tant soit peu, n'ignorait pas son aversion pour les fioritures superfétatoires qui, selon elle, altéraient l'harmonie du drap.
C'est pourquoi Chrysothémis fut surprise de la voir revêtir un péplos jaune décoré de galons irisés de couleur bleu. Une épaisse bande aux motifs floraux recouvrait le devant de la robe extravagante.

Lorsque Iphigénie s'aperçut de la présence de sa sœur, elle s'empressa d'effacer toute trace de larmes. Ses joues étaient toujours humides et ses yeux bouffis par les pleurs.
Chrysothémis se tenait très droite, l'air sévère. La crainte de se faire assaillir de questions l'avait quittée. Elle était à présent en colère. Ainsi, le bruit qui lui était parvenu depuis le corridor étaient les larmoiements de sa sœur aînée. Chrysothémis serra la mâchoire.

Elle vit Iphigénie porter à sa bouche son index. Sa langue rose entrouvrit ses lèvres et lécha le sang qui s'écoulait du bout de son doigt. De son autre main, Iphigénie tenait une aiguille. Bientôt la colère de Chrysothémis fit place à la honte. Elle pleurait pour une simple piqure. Dans peu, Iphigénie entrerait officiellement dans l'âge adulte. Et une égratignure lui faisait encore couler des larmes. Chrysothémis partit sans même un dernier regard pour sa sœur.

Iphigénie se pencha pour déposer au creux de ses paumes les morceaux de l'alabastre brisé. Elle fit cette fois attention à ce que les fragments en albâtre ne lui entaillent pas la peau. Du parfum s'était écoulé du vase. Iphigénie attrapa un pan de son péplos qui fut aussitôt imprégné d'une odeur musquée une fois étendu sur la flaque de parfum.

Elle souleva le bout de vêtement d'une main. L'entêtant parfum brouillait ses pensées qui s'évaporaient en une fine brume flexueuse. Malgré ce tourbillon impétueux de mots et d'images, un grain de poussière avait réussi à s'échapper de la foule endiablée de pensées. Le grain de poussière se transformait bientôt en un cristal. La pierre pellucide laissait transparaître une Iphigénie au visage triste et portant le vêtement gris de religieuse. Iphigénie tenta de noyer cette idée cristallisée dans le maelström de son cerveau.

Elle amassa les vestiges du vase d'albâtre dans un coin de la pièce. Après s'être piquée avec l'aiguille, elle avait fait un pas en arrière, surprise, et avait, par inadvertance, renversé un alabastre posé sur le guéridon.

La broderie entamée d'Iphigénie était toujours nonchalamment posée sur le sol, près de la fenêtre ouverte. Dehors, il ventait fort, les moineaux battaient puissamment leur ailes et les aboiements des chiens se faisaient entendre à travers toute la ville.

Iphigénie ferma les battants et saisit la broderie tantôt laissée à l'abandon. Elle ne deviendrait pas religieuse. Coulant de ses tempes, la sueur l'aveuglerait, ses mains trembleraient et son front brûlerait mais cet ouvrage serait achevé. La volonté était suffisante pour parvenir à ses fins, lui avait-on dit.

L'aiguille en main elle poursuivit son ouvrage. Elle tentait de reproduire le récit que son père, Agamemnon, n'avait de cesse de lui conter bien qu'elle — ainsi que le reste de la population grecque — le connaissait par cœur.  Sa broderie faisait le récit des douze travaux d'Hercule. Elle avait fait ce choix risqué de part sa complexité sachant que la récompense serait à la hauteur. Encore fallait-il qu'elle parvinsse à obtenir  un bel ouvrage où le conte d'Hercule se laissait facilement décrypter. Elle s'imaginait déjà lire sur le visage de son père une satisfaction et une fierté sans égal.

Malgré la grande jouissance qu'elle en tirerait, ce n'était pas sa motivation première. Si elle torturait ses doigts depuis l'aube rosée c'était dans le but précis d'échapper au couvent où ses parents avaient promis de l'emmener une fois rentrée dans l'âge adulte. Ils mettraient cette menace à exécution à moins qu'Iphigénie ne leur démontrât que sa voie n'était pas celle de la religion. Pour cela, il fallait qu'elle trouvât un art où elle excellait. 

Iphigénie n'était pas l'aînée de la fratrie ; elle ne serait donc jamais reine. Une fois adulte, sa présence au palais deviendrait inutile. L'envoyer au couvent s'était ainsi présenté comme la meilleure des solutions.

Sa place n'était plus à la cour de Mycènes.

IphigénieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant