Érope

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Une main apparut dans le champ de vision confus d'Achille. Il la saisit faiblement, les membres alanguis par la valse de lames provocantes à laquelle il lui avait semblé être spectateur. La main le souleva avec une facilité déconcertante. Bien que chancelant, Achille parvint à se mettre debout. Face à lui, se tenait Antoine qui affichait un sourire satisfait et légèrement facétieux. Son visage était vierge de toute trace de boue, ses yeux pétillaient de joie. Achille passa une main sur son front ruisselant de sueur. Il frotta ses paumes contre sa tunique de lin qui se trouva bientôt maculée de bourbe.

Il venait d'essuyer une énième défaite. Antoine n'était même pas le plus vigoureux des soldats. Ce qui le différenciait était son agilité. Il semblait que l'air se fendait au moindre de ses mouvements et l'accompagnait dans sa danse effrénée.

Achille n'était pas un mauvais guerrier. Il connaissait parfaitement les techniques de combat. Ses gestes manquaient cependant d'intelligence et il le savait. Il frappait dès qu'il en avait l'occasion, impatient de porter le premier coup. Il suffisait d'un adversaire adroit et rusé tel qu'Antoine pour que sa maîtrise du combat ne lui soit plus d'aucune utilité.

Achille voulut s'éloigner afin d'échapper à la honte de cette amère défaite mais Antoine le rattrapa. Il posa sa main sur son épaule et lui sourit d'un air presque honteux. Il avait pitié d'Achille. Antoine crut le voir serrer la mâchoire l'espace d'un bref instant mais, la seconde d'après, le visage d'Achille était de nouveau détendu. Ce dernier laissa bientôt échapper un rire qu'il parvint à faire passer pour chaleureux et cordial. Antoine en fut soulagé.

"Ne prend pas cet air gêné avec moi, Antoine. Tu as triomphé et ta victoire ne doit en aucune façon t'embarrasser. Fête cette victoire éclatante avec tes proches ; tu l'as mérité. Quant à moi, je ne me laisserai pas abattre par une simple défaite. Ma route vers la gloire est, je ne le sais pourquoi, semée de nombreux écueils mais ils sont bien loin de me décourager. Mais cela, je pense que tu le sais déjà, Antoine, rit de nouveau Achille."

Antoine attendit la fin de cette tirade pour pouvoir prendre la parole.

— Toi et moi sommes amis depuis longtemps, Achille. Je connais tes rêves de renommée brillante et universelle. Tu veux triompher sans fin, tu veux que tes vertus de grand homme se fassent connaître à travers toute la Grèce et même au-delà. Seulement, ce n'est pas à Phthie que tu y parviendras. Mon frère Xavier et moi nous en allons à Mycènes dès demain. Déjà là-bas, une guerre se prépare. On y réunit des hommes qui se dirigeront bientôt vers Aulis. Là-bas, des navires qui proviennent des quatre coins de la Grèce, abordent déjà pour s'en aller vers Troie. C'est un messager qui en a informé la cour pas plus tard que ce matin. N'est-ce pas la réalisation de toutes tes ambitions que d'y prendre part et d'y combattre en héros ?

Achille crut chanceler. Il ne parvenait pas à réaliser l'importance des mots que venait de prononcer son ami. Une guerre approchait. Achille serait le prochain héros d'une grande guerre. Il se voyait déjà revêtir l'armure des hoplites, de valeureux fantassins lourdement armés. Il quitterait enfin sa tunique de lin élimée.

Il se jeta dans les bras d'Antoine. Une profonde allégresse envahit son corps et l'animait. Il riait aux éclats. Ses yeux brillaient d'une joie intense. Cette joie s'écoula sur ses joues bientôt mouillées. Il se détacha de son ami et quitta les bois boueux où il s'entraînait jusque là, en direction du palais.

Il se hâtait d'informer son père de son départ imminent pour Mycènes. Achille n'avait pas la patience d'attendre le lendemain pour s'en aller : il partirait dès aujourd'hui. Des hommes en armure lui ouvrirent les lourdes portes du palais. Achille se précipita dans les appartements de son père. Il courait à toute allure, bousculant les quelques serviteurs qui travaillaient au palais.

Son père déjeunait en compagnie d'une sublime jeune femme. Elle avait une coiffure relevée qui dégageait son long cou. Achille ne s'aperçut même pas de sa présence tant il était empressé d'annoncer la nouvelle à son père. Il se précipita sur lui, un énorme sourire aux lèvres qui dévoilait ses dents irrégulières.

"Père, je pars faire la guerre, déclara-t-il. Mycènes m'attend"

Pélée, son père, sursauta, surpris de la présence de son fils dans les appartements royaux. Cela faisait bien plusieurs jours que personne n'avait aperçu Achille dans le palais. Il rôdait toujours dans les bois, parfois seul, parfois accompagné d'autres jeunes hommes aux mêmes ambitions folles. Et voilà qu'il annonçait, d'un ton assuré, vouloir faire la guerre.

Le vieux roi pivota lentement sur sa chaise, ses os supportant avec difficulté l'effort fourni. Il regarda son fils. Il était grand, si grand qu'il en devenait très souvent maladroit. Il était grand et si petit à la fois. Il était encore le petit garçon fougueux que rien ne semblait pouvoir arrêter. Le garçonnet voyait dans cette guerre une chance d'en ressortir glorieux et triomphant. Pélée, lui, y voyait la mort sanglante de son unique enfant.

Depuis que la nouvelle de la guerre naissante était parvenue jusqu'à Phthie, Pélée avait attendu nerveusement la venue de son fils Achille. Il s'était douté qu'il voudrait se joindre aux guerriers grecs. Seulement, Achille n'était pas le grand héros qu'il espérait tant être. Il était impulsif et, en temps de guerre, cette qualité n'était pas une alliée fiable. Des idées sensées et réfléchies menaient à une victoire, pas une ardeur hors de contrôle.

Seulement, Pélée savait qu'il ne parviendrait pas à convaincre Achille, aussi rationnels eussent été les propos qu'ils auraient tenus. Il espérait seulement que son fils tenterait de contenir son impétuosité. Le roi se contenta donc de hocher la tête.

"Je m'en vais à Mycènes", répéta Achille comme s'il s'attendait à une autre réponse de la part de son père. Il était déconcerté par la facilité avec laquelle il avait réussi à convaincre Pélée de le laisser partir. Soudain, l'adrénaline retomba. Achille devint méfiant. Peut-être, lui avait-on menti. La guerre ne prenait pas son départ à Mycènes. On cherchait au contraire à l'éloigner du combat. Voilà pourquoi Pélée ne contestait pas.

Et comme si son père lisait dans ses pensées, il ajouta :

— Ne sois pas aussi suspicieux. Tu pourrais au moins faire confiance à ton vieux père. J'aurais aimé que les troupes militaires ne se rejoignent pas dans la ville de Mycènes et que les vaisseaux grecs ne partent pas depuis le port d'Aulis. Crois-moi. C'est pourtant le cas. Ta mère et moi tentons depuis toujours de t'écarter de la violence et des dangers de la guerre mais je comprends que, cette fois-ci, t'en éloigner serait bien vain.

Les paroles de son père étaient inespérées. Achille s'avança et embrassa le vieil homme. Il aimait son père d'un amour sincère. Il le lui dit. Ils ne se reverraient certainement jamais ; Achille le savait.

Il remarqua alors la jeune femme près de son père. Il écarquilla les yeux. C'était Érope. Elle était une amie d'enfance : ils avaient grandi ensemble. A l'âge de douze ans, elle était partie s'installer à Athènes, chez sa tante. Depuis, ils ne s'étaient jamais revus.

Érope était devenue une femme tout en courbe et en galbe. Elle était ravissante. Elle avait un nez droit et de grands yeux clairs. Son visage était admirablement beau.

— Érope, mon amie ! J'avais perdu l'espoir de te revoir un jour !

— J'ai bien cru que tu ne me reconnaîtrais jamais, rit Érope.

— Tu as tant changé.

— Je ne peux pas en dire autant. Tu es toujours le même. Déjà petit, tu ne parlais que de belligérance. Tu veux donc toujours être un héros de guerre ?

— Non. Je serai le héros de cette guerre.

La jeune femme lâcha un léger rire mélodieux.

— Que les dieux soient avec toi, Achille, répondit Érope, un sourire timide aux lèvres.

Achille lui retourna son sourire.

Il adressa un dernier geste de la main à son père et à Érope et les quitta.

IphigénieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant