La rencontre

54 8 10
                                    

La jeune femme travaillait ainsi un mois, rêveuse le jour et tourmentée la nuit, lorsqu'un soir, plus assaillie que d'habitude par le manque qui lui creusait l'âme, elle eut l'idée de se pencher à la fenêtre, et resta ainsi un long moment, émue pour la première fois de la beauté de la terre. Il lui manquait certes le grand bleu, mais la ville, endormie, avait un charme calme. La nuit en avait pris possession, et elle régnait, impériale, sans rival. Même l'odeur était différente. Ce n'était pas la puanteur des fumées que crachent chaque jour ces usines de cauchemars qu'on respirait à cet instant, mais une douce odeur, indescriptible, et pourtant si caractéristique. Si, à midi, on l'avait sentie, on eût pu dire, même contre toute vraisemblance "C'est la nuit!". Or, cher lecteur, la jeune femme dont nous suivons l'histoire était de ces êtres imprévisibles qui, pour le meilleur comme le pire, font comme bon leur semble, au mépris même de leur propre conscience, de leur propre cœur, quand il leur semble. Et justement, là, maintenant, il lui semblait. Elle fut prise du désir vif et absurde d'exprimer en mots cet instant de félicité.
Fiévreusement, elle se mit à écrire sur une feuilles de papier blanc sale. Elle avait beau être peu éduqué, elle savait lire et écrire. Elle l'avait appris, avant. Mais "Avant", pour elle, ça ne signifiait rien. Une fois qu'elle eût fini, il lui sembla invraisemblable de jeter ainsi, négligemment, les mots que lui avait dicté un élan du cœur. Elle plia donc astucieusement le papier de sorte qu'il puisse voler et le jeta dans l'air du soir. Elle le regarda s'envoler en virevolter, pensive. À cet instant, elle se sentait épuisée mais pleinement satisfaite, comme elle ne l'avait que très peu souvent été. Elle résolut donc de recommencer ce rituel chaque jour, pour échapper à la morosité de l'usine.

Peu de temps plus tard, un jour qu'elle se penchait à la fenêtre, après une longue nuit d'insomnie, elle découvrit sur le rebord une magnifique rose aux pétales blanches comme la neige. Émue de ce qu'elle appela "un signe du destin", elle glissa la fleur dans sa tresse et s'en fut pour la première enjouée à l'usine.

Le lendemain, le même phénomène se répéta. Et se répéta encore et encore et encore, jusqu'à ce que la jeune femme eut pris l'habitude de ramasser ces roses si pures à sa fenêtre, et qu'elle eut obtenu le surnom de la femme au fleurs. Tout son monde fut illuminé par ces roses blanches et chaque jour commençait par une nouvelle joie.

***

Pourtant, un jour, elle se força quand même à regarder les choses en face: clairement, ces roses n'étaient pas "un signe du destin". Quelqu'un devait les déposer chaque soir, quand elle dormait. Or vraisemblablement, ces touchantes attentions étaient provoquées par les mots qu'elle lançait chaque soir dans l'air frais pour atterrir dans les mains de cet inconnu. Le soir, elle n'envoya rien. Sa nuit fut affreusement courte, entrecoupée par l'angoisse. Et le matin, elle ne reçut rien. L'excitation de cette découverte éclipsa presque l'absence de sa fameuse rose.
Le soir-même, elle voulut en savoir plus. Cette fois-ci elle n'écrivit pas pour elle-même mais pour l'Inconnu, et conclut sa lettre par: "Savez-vous écrire ?".
Le lendemain, la rose avait changé de couleur: de blanc pur elle était passé à noir intense. Elle en conclut que l'Inconnu ne pourrait jamais lui répondre autrement que par ces fleurs, et pendant les semaines qui suivirent, elle s'acharna à comprendre le langage fleuri de son mystérieux correspondant. Une rose noir devint un non, une rose blanche un oui, une rose rouge une signe d'affection, une rose orangée une joie, et une rose fanée une rare tristesse.
Leur échange continua ainsi pendant des mois, la jeune femme ayant à peine amassé de quoi se payer ne serait-ce que le mât de son bateau.

Cher lecteur, nous passerons ainsi sous silence ces longs mois d'étranges mais non moins tendres échanges. Cela nous laisse le temps, me semble-t'il, pour éclaircir un point qui vous aurez sauté aux yeux tôt ou tard: pourquoi n'essaye-t'elle donc pas de découvrir qui est l'Inconnu? Mais cher lecteur, il faut vous éloigner de votre propre conscience: ce n'est pas vous qui agissez ici, c'est elle. Elle, elle est méfiante, misanthrope, et elle ne veut créer aucun lien concret avec les autres. Elle, toute romanesque qu'elle est, elle a l'impression que si elle tentait de l'approcher, cette illusion sortie d'un rien s'évaporerait et la laisserait à nouveau seule.

***

Le temps passe, donc, et cela fait presque un an que les deux atypiques correspondants échangent mots et pétales dans l'anonymat mystérieux de la nuit. Mais un jour, ce qui devait arriver arriva: la jeune femme ne reçut pas sa rose.
Le premier jour, elle en fut attristée, mais ne s'inquiéta pas; le deuxième jour, un affreux doute commença à se creuser dans son cœur. Et ainsi de suite jusqu'à ce que, une semaine plus tard, son ventre fut constamment noué et son cœur déchiré. Elle ne mangeait presque plus, ne dormait plus que partiellement, ne vivait plus.

Un mois plus tard, son mal avait atteint son paroxysme: elle sentait son corps la lâcher au fur et à mesure et savait la fin proche si elle s'obstinait dans cette attitude. Une nuit, en se penchant une énième fois à la fenêtre, elle songea même à mettre fin à ses jours. Sa fierté, seule amie qui lui restait en ces temps sombre, était elle-même bafouée par sa dépendance, par sa faiblesse honteuse. Mais son orgueil était déchiré: d'un côté elle voyait une mort lente, minable, qui la consumerait à petit feu, et de l'autre une mort rapide et certes plus flamboyante; mais une mort décidée, un aveux de faiblesse, une incapacité à affronter la vie.

Et c'est cette semaine décisive, semaine où elle se penchait chaque jour un peu plus à sa fenêtre, que le miracle tant attendu se produit: à nouveau, une rose rouge sombre trônait sur le rebord de la fenêtre, faussement insouciante, comme si rien de tout cela n'était arrivé.
Quand elle vit cela, la jeune femme fut partagée entre une joie immense et une haine instinctive contre celui qui l'avait menottée, qui l'avait abandonné et qui avait tâché de pleurs sa fierté. Elle attendit le soir et, prise d'une colère folle, elle enflamma la rose petit bout par petit bout, consciente d'être observée par son tortionnaire, puis lança le cadavre de la rose dans le vent, satisfaite du cri étouffé qui lui parvint en retour.
Le deuxième soir, elle arracha les pétales de la fleur un à un en sanglotant doucement.
Le troisième soir, elle chanta. Sa voix rauque sembla avoir charmé l'inconnu puisque le quatrième soir, la jeune femme n'eut non pas un fleur à son balcon, mais un bouquet entier, de toutes les couleurs, et même certaines étaient un peu fanées sur les bords. Alors le quatrième soir elle ne fit rien.
Le cinquième soir, elle tenta d'appeler l'inconnu, suppliant presque pour une réponse de sa part. Elle s'endormit à côté de la fenêtre, épuisée, sans avoir obtenu le moindre chuchotement.
Le sixième soir, alors qu'elle s'apprêtait à écrire, elle l'entendit chanter à son tour. Sa voix grave et profonde l'émut et, une fois encore elle s'endormit sur le bord de la fenêtre, bercée par la douce mélodie. De sa main elle laissa s'échapper la page encore blanche et vierge où elle avait voulu écrire.
Le septième soir, s'en fut trop. Elle s'éclipsa sans bruit de sa chambre et se terra dans un buisson, guettant l'arrivée de son mystérieux correspondant.

Ahaaaa... Suspense suspense 😏...
Le prochain chapitre arrivera un jour, promis, mais je ne me risquerai plus à donner une prévision 😂. Bref, à la prochaine! 😘

Hallelujah Where stories live. Discover now