Chapitre 1

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Toute cette histoire ne serait jamais arrivée si je n'avais pas été complètement crevée ce mercredi-là.

Nous n'étions qu'en octobre, pourtant : mes partiels étaient encore loin, je n'avais repris la fac que depuis quelques semaines... Si je n'étais pas à peu près en forme à cette période de l'année, qu'allait-il advenir de moi en janvier ?

Je le sais à présent : en janvier, ma vie aurait pris un tour que j'aurais été incapable de prédire trois mois plus tôt. Mais n'anticipons pas. Si je ne raconte pas les choses dans l'ordre, je vais m'y perdre...

Bref, pour débuter dans les règles de l'art : je m'appelle Sophie Glénan, et en ce début de semestre universitaire, j'avais vingt ans. Si j'étais aussi fatiguée, c'est parce que je cumulais deux licences à la Sorbonne (philosophie et allemand), et que mes parents avaient décidé que pour ma troisième année d'études, il était temps que je contribue au loyer de mon appartement et à mes divers frais : courses, livres pour la fac, métro, photocopies, électricité...

Sur le principe, j'étais d'accord. Vivre deux ans sur Paris et gérer un budget m'avait fait ouvrir les yeux sur le poids financier que je représentais pour ma famille. Gagner quelques centaines d'euros pour les aider me permettait de ne pas me sentir à leurs crochets. J'avais donc trouvé un temps partiel au Fruits & Coffee, un petit café du Marais. J'y servais expressos, jus pressés, cappuccinos et autres thés glacés les lundis, mercredis et samedis après-midi.

Le problème, c'est qu'avec ce job, mon emploi du temps était soudain devenu bien trop rempli pour être gérable, car en parallèle, le niveau des cours et la quantité de travail demandée avaient augmenté. Ajoutons à cela, chaque semaine :

- Deux heures de flûte traversière, un instrument que je pratiquais depuis l'école primaire. J'aurais vécu comme une défaite personnelle le fait de l'arrêter pendant mes études.

- Deux fois une demi-heure de course à pied, indispensable pour rester en forme.

- Deux heures de tutorat bénévole à Alison, une élève de quatrième en difficulté – une activité trouvée via la fac pendant ma première année. Je n'avais plus autant de temps qu'à l'époque, mais Alison était adorable, et à chaque fois que je songeais à la laisser tomber, j'avais mauvaise conscience en imaginant ses grands yeux soudain déçus.

Et ça, c'était sans compter les aléas du quotidien : soirée organisée par des camarades de la fac ; états d'âmes de ma colocataire, Coralie, nécessitant que j'y prête une oreille attentive ; rendez-vous chez le médecin ; appel de mes parents, de ma grand-mère ou de ma tante ; courses ; démarches administratives...

Après avoir casé tout cela, il ne restait plus le moindre trou dans mon planning, en tout cas si je voulais réviser mes cours, ce qui était tout de même ma priorité.

Pour toutes ces raisons, j'étais crevée ce mercredi-là. Il était 16 h, je n'avais pas assez dormi la nuit précédente, et mes pieds me faisaient mal : j'étais de service au Fruits & Coffee depuis trois heures et les clients n'arrêtaient pas de défiler. Impossible de prendre une pause ou ne serait-ce que m'asseoir pour soulager ma voûte plantaire.

J'en ai un peu honte, mais quand je suis fatiguée, je m'énerve facilement. Enfin, dans ma tête seulement.

Mais parfois, quand la pression se fait trop forte, je l'évacue en pestant silencieusement ; au Fruits & Coffee, c'était généralement contre les clients.

Une dame indécise, hésitant entre deux boissons en bloquant la queue derrière elle ; une autre qui cherchait sa monnaie pendant dix minutes entières ; un homme qui me reluquait un peu trop ouvertement... Ça faisait passer le temps. Ça me défoulait. Et ça m'évitait d'exploser vraiment.

Tu ne me briseras pas [Sous contrat d'édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant