Perdu à tout jamais. C'est ce que Rose croyait. Non, en fait elle en était même sûre. Elle l'avait vu de ses propres yeux. Son corps, aussi glacé que l'iceberg qui avait fait couler le bateau, s'était enfoncé dans les profondeurs de l'océan. « N'abandonne jamais », lui avait-il dit. « Je n'abandonnerai jamais », avait-elle répondu. Elle l'avait laissé partir pour pouvoir sauver sa peau, pour tenir la promesse qu'elle lui avait faite. Et maintenant elle le regrettait tellement. Elle se disait qu'elle aurait dû laisser le canot de sauvetage s'éloigner, faire la morte et se laisse couler au fond de l'eau pour le rejoindre. La vie valait-elle la peine d'être vécue sans lui à ses côtés ? La réponse lui semblait tellement évidente...
En montant sur cet immense bateau qu'était le Titanic, elle pensait signer son arrêt de mort. Sauter en plein milieu de l'océan Atlantique lui avait traversé l'esprit maintes et maintes fois tant elle se sentait vide et désespérée. Elle voyait sa vie toute tracée devant elle : une vie de soumission, d'obéissance, de sacrifices, une vie qui n'était pas pour elle. Et puis il était arrivé. Il avait débarqué dans sa vie comme une lumière au bout du tunnel. Il l'avait sauvée de l'emprise de l'homme que sa mère la forçait à épouser, de ce monde hypocrite et obnubilé par l'argent qui la détruisait de l'intérieur. En l'espace de quelques jours, Jack lui avait donné quelque chose qu'elle avait perdu depuis bien longtemps déjà : de l'espoir. L'espoir d'un avenir meilleur, l'espoir d'un avenir tout court. Il l'avait fait rêvé avec ses promesses d'escapades à travers les États-Unis, de promenades à cheval sur la plage, de vie à deux. Juste elle et lui. Et ça lui aurait suffi. Malgré son statut social, Rose n'avait pas besoin de tous ces artifices, de robes luxuriantes, de liasses de billets. Lui suffisait amplement. Jack, à lui seul, lui aurait apporté tout le bonheur possible et imaginable, bien plus que tout ce qu'elle aurait pu imaginer.
La jeune femme n'avait jamais aimé auparavant. Elle ne savait pas ce que c'était que d'aimer quelqu'un. Ce sentiment si fort qui fait gonfler le cœur, qui vous remplit de l'intérieur. Tout cet espoir que cela apporte, tout ce bonheur si soudain qui ne s'arrête pourtant jamais.
Elle ne le connaissait que depuis quelques jours, mais savait déjà qu'elle voulait passer le restant de sa vie avec lui.
Qu'allait-elle devenir à présent ? Retrouver Cal ou sa mère n'était même pas une option qu'elle envisageait. Allongée au fond du canot de sauvetage qui était venu repêcher les derniers survivants, ils l'avaient emmitouflée dans plusieurs couvertures pour la réchauffer. Malgré ça, son corps était secoué de violent tremblement, sa température corporelle ne devant pas dépasser les 34°C. Elle était dans un état second. Son corps était paralysé par le froid, mais le traumatisme qu'elle venait de vivre gardait son esprit alerte. Elle n'avait jamais eu aussi froid de toute sa vie mais la douleur physique qu'elle ressentait n'était rien comparé aux maux intérieurs qui lui broyaient les entrailles. Le visage de Jack riant aux éclats quelques heures plus tôt restait gravé dans son esprit. Elle voulait pleurer mais n'y arrivait pas. Les yeux rivés sur le ciel étoilé, elle avait l'impression qu'elle allait devenir folle, que son cerveau allait exploser dans son crâne. Elle voulait y retourner, elle ne voulait pas qu'on la sauve. Seul Jack le pouvait, et il n'était plus là. Une crise d'angoisse montant lentement en elle accéléra sa respiration. Ses poumons manquèrent vite d'oxygène et elle se mit à pousser des cris étouffés par sa gorge gelée. Les hommes à bord du bateau se précipitèrent vers elle et essayèrent de la calmer, lui disant qu'elle était sauvée, que tout était terminé, que le pire était derrière elle. Mais ils ne comprenaient pas. Le pire était à venir. Elle allait se retrouver seule dans un pays inconnu, livrée à elle-même, sans un sou. Mais elle pouvait finir à la rue, en haillons, à faire les poubelles, rien ne serait plus douloureux et difficile que de vivre sans lui.
La panique prenant le dessus, Rose se sentit partir. Elle ne lutta pas et laissa son corps et son esprit basculer vers l'inconscient.
Lorsque la jeune femme se réveilla, le soleil se levait et le ciel arborait une multitude de couleurs chaudes qui contrastaient avec la température extérieure. Elle releva la tête et aperçut au loin un énorme paquebot à l'arrêt. Les autres canots étaient éparpillés tout autour de celui dans lequel elle se trouvait, certains étaient déjà en train d'être évacués, des passagers du Titanic étant hissés à bord du bateau.