Les volutes de fumée qui s'échappaient des cigares des deux hommes venaient s'agglutiner sur le plafond, enveloppant d'un halo de mystère et de tension la lumière hésitante des lampes à pétrole. Assis à son bureau, un cinquantenaire dégarni à la barbe broussailleuse faisait défiler des photographies et des notes griffonnées à la hâte entre ses doigts bourrus.
« Vous êtes sûr que c'est elle ? » demanda-t-il à l'homme qui lui faisait face.
Grand et maigre, ce dernier affichait un visage émacié dont la joue droite était barrée d'une large cicatrice.
« C'est notre seule piste, répondit-il. Mais elle est plutôt solide. Au total, une vingtaine de témoignages d'une fille brune au comportement étrange... et ces photographies... Capitaine, si je puis me permettre, cela fait plusieurs mois qu'elle s'est échappée, à présent. La retrouver tient déjà du miracle, alors je suggère de ne pas laisser passer cette chance. Dois-je vous rappeler que sur l'ensemble des sujets, elle est la seule à avoir développé de réelles capacités sans présenter de graves troubles psychologiques... et à avoir survécu ? »
Le capitaine grogna et tripota son cigare incandescent.
« Quand bien même... Paris ? Comment a-t-elle réussi à aller jusque-là toute seule ?
— Il se pourrait qu'elle ne le soit pas, répliqua le balafré. Regardez... si vous faites attention, sur un certain nombre de ces clichés, et dans quelques témoignages, une personne semble surgir à plusieurs reprises... Vous voyez, cette fille blonde ? »
Le dégarni écrasa violemment son cigare sur son bureau. Un mince filet de fumée grisâtre émana des cendres et s'éleva en suivant une courbe incertaine. Avant d'atteindre le plafond, la ligne brumeuse vint zébrer de son ombre le symbole gravé sur le mur derrière le capitaine barbu. Un symbole représentant le visage d'un lion entouré d'une crinière taillée en forme de pointes orientées selon toutes les directions cardinales.
« Bon sang... si elle révèle ce dont elle est capable à cette nana... ou pire, si elle livre des informations sur l'île ou sur Prometheus... Vous avez gagné, je vous donne carte blanche. Retrouvez-la, quoi qu'il en coûte, et débarrassez-vous aussi de cette blonde. »
*
Une grande tour horloge se dressait fièrement au cœur du tourbillon de flammes et d'éclairs. Partout autour de Luna, des gens couraient, criaient, priaient. Le tonnerre faisait trembler le sol à intervalles réguliers, mais il ne provenait pas des lourds nuages noirs qui surplombaient la ville. Pourtant le danger venait bien du ciel. Des engins titanesques survolaient les immeubles, déversant leur furie sur le monde. Luna connaissait ces machines infernales. C'était l'une des premières choses que Lucie lui avait apprises.
Des zeppelins...
*
Un cri de terreur résonnant dans l'appartement réveilla Lucie au beau milieu de la nuit. Bondissant de son lit, elle se précipita hors de sa chambre et accourut dans le salon où elle trouva Luna recroquevillée sur le canapé, en sueur, le regard paniqué, mordant nerveusement la manche de sa chemise de nuit.
« Luna ! Qu'est-ce qui se passe ? »
La jeune fille brune ne répondit pas. Ses yeux lunaires semblaient perdus dans ses pensées troublées. Lucie la prit dans ses bras et tenta de la réconforter. C'était la première fois qu'elle la voyait dans cet état.
Cela faisait maintenant trois mois que Luna vivait chez elle. Elle avait réussi à trouver un petit travail de vendeuse de journaux, ainsi leurs deux salaires cumulés leur permettaient de payer le loyer de l'appartement. Chaque jour, comme promis, Lucie lui enseignait de nouvelles choses sur le monde. Histoire, géographie, arts, musique, littérature, sciences... tout semblait la passionner. En quelques semaines seulement, elle avait appris à lire et écrire et elle dévorait livre après livre, journal après journal. Parfois, ses visions du futur la poussaient spontanément à agir de manière étrange, mais elle les partageait toutes avec Lucie, qui avait fini par admettre que Luna pouvait bel et bien voir l'avenir. Mais son don était aussi une malédiction, tant elle ne pouvait jamais fermer les yeux sans avoir de vision. Son sommeil était ainsi souvent troublé, agité, mais jamais autant que ce soir-là. La question qui se posait était donc : qu'avait-elle bien pu voir qui puisse la mettre dans un état pareil ?
VOUS LISEZ
Les yeux fermés
Ciencia FicciónParis, 1910. Alors que la ville fête l'entrée dans une nouvelle décennie, Lucie est au bord du désespoir et s'apprête à commettre l'irréparable. C'est alors qu'elle fait la rencontre d'une mystérieuse jeune fille aux cheveux sombres et aux yeux cla...