un premier chapitre

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Chapitre 1

Dehors, il fait vachement froid. On se croirait en hiver. Le dérèglement climatique enclenche cette température anormale d'octobre, avec cette pluie presque pailletée qui coule, goutte-à-goutte, sur les vitres.

Faire du vélo avec des mitaines est une activité raisonnable. Pas forcément formidable, mais mes jambes ne fatiguent vraiment qu'au bout de deux, trois heures. Il faut garder l'eau comme je peux, alors j'évite de la boire. Si j'ai vraiment soif, je lève la tête, penche la langue et avale deux grosses gouttes de pluie. Ce n'est pas forcément sain mais, j'aime bien.

Tout pour l'instant m'a l'air de se dérouler comme prévu malgré le temps. Aucun phare de voiture de luxe à mes trousses, mon k-way trempé mais pas trop et aucune glisse dangereuse. J'ai dormi deux heures à la belle étoile en dépit des tiques qui peuvent rôder à chaque instant.

Le lendemain, j'ai le nez bouché. Tomber malade contrecarre mes plans. La balade se fera entre reniflements et regards sur le portable à la recherche de barres de réseau. Je ne suis pas encore assez loin de mon ancien monde, beaucoup trop proche pour être rattrapée.

Je me suis toujours dit qu'il y avait quelque chose derrière les chemins qui me suivait de près à la poursuite d'une brune retardée. Et pourtant ce ne sont que des désillusions d'une adolescence trop gâtée. Papa et maman lanceront un appel à l'aide à la police sans rien faire de plus. Crever les pneus les avait juste assez retardés pour que j'aie un léger temps d'avance.

J'ai parcouru mon carnet de rapports plusieurs fois en dévorant mes barres de céréales ce matin à l'aurore. Les pages de la première fugue sont tellement abîmées que l'encre s'est dispersée entre chaque ligne pour donner forme à une énorme tache visible. Cela la représente assez bien, cette évasion qui marque la lancée de trois autres fiascos. J'étais arrivée jusqu'à la ville, rien d'extraordinaire. Ma cheville s'était tordue en trébuchant près d'un minable trottoir. À force de marcher et de faire des faux-mouvements, j'avais définitivement dû appeler mon frère – un goujat trop fils à papa – qui n'avait pas su garder le secret. Le soir-même, j'étais de nouveau chez moi, un bandage au pied.

Le ciel n'est ni rose, ni orangé. Il n'y a qu'un amas de nuages gris dispersés qui peinent à laisser briller l'astre flamboyant caché. J'ai eu le goût amer de ne pas voir un lever de soleil qui mérite d'être vu et je me suis mise à compléter un rapport que j'ai effacé quelques heures plus tard.

C'est seulement lorsque ma montre a affiché 9 heures que je me suis mise à pédaler jusqu'à la ville aux bus. À proprement parler, ce ne sont point des bus mais bien des cars qui m'amènent à la seule destination qui m'intéresse : la mer – ou ce que les gens chiants appellent sur la côte ouest, l'océan –.

La ville aux bus n'a pas un joli nom, c'est pourquoi « la ville aux bus » lui va bien. C'est neutre et ça ne sonne pas trop mal. Les seuls habitants de cette ville de deux mille six habitants sont des vieux croutons qui veulent leur journal le matin ou des jeunes qui vivent à l'écart du monde. J'ai attaché le vélo quelque part en lui faisant de longs adieux avant de me poster face à l'agence des cars de vacances. J'ai l'air bien bête, les mains sur les hanches à essayer de lire quoi que ce soit sans mes lunettes de vue. Les prix n'étaient pas exorbitants.

Dans la petite rue pavée de ce centre-ville que je connais sur le bout des doigts, les habitants de ce trou paumé m'ont regardée ahuris. Je n'ai pas fière allure – je l'accorde – le sweat avec les gouttes de mon imperméable rangé et le jogging avec d'énormes traces de boues. J'ai sûrement les cheveux gras et s'il y a de la morve qui pend, ça ne m'étonnerait pas.

Même à 15 heures, il fait froid. J'aurais dû fuguer l'été, ça aurait été plus simple et je me serai sûrement fondu dans la masse de touristes chinois, malgré les différences, qui seraient venus ici par bêtise avec l'ambition de découvrir les spécialités locales bien grassouillets et des produits du terroir pouvant être acheté à Paris dans un supermarché.

Je suis partie de chez moi dans l'optique de ne plus jamais y retourner les pieds. La déchirure entre mon ancien foyer et le retour à l'état sauvage s'était faite si naturellement que je n'ai pas eu le temps de faire face à la situation.

Adieu la Reina des temps anciens qui savourait ses plats gastronomiques en matant des productions des studios Ghibli. Il ne restera plus que les miettes d'une fille de 17 ans trois quarts, amoureuse de sweats.

Après ma deuxième fugue qui remonte à 7 mois, ma tante m'avait demandé ce qui m'avait poussé à vouloir quitter la maison définitivement. Je n'avais pas réfléchi longtemps, j'avais juste laissé échapper un « pour rien ». Tante Inès n'avait pas tout de suite compris comme si je lui parlais d'une autre langue. Pourtant, je trouvais ma réponse assez claire.

Si j'avais décidé de concrétiser une nouvelle fois mon idée d'escapade éternelle, c'était bien parce que rien ne me retenait ici. Ma famille me désolait et vivait très bien sans moi, je n'avais pas de personnes à qui laisser part de mes sombres pensées. Puis, la majorité approchait et il n'y avait rien de mal à vouloir disparaître du jour au lendemain, pour voir si cela marquait la distance, si ma présence avait l'air d'avoir une valeur.

Je suis égoïste, très clairement. Mais on ne me l'a jamais reproché. J'idéalise toujours tout et je fais face à ma plus grande peur chaque seconde : celle de regretter ma vie. À mes yeux, il n'y a rien de plus précieux qu'une vie et rien de plus terrifiant qu'une mort sans vie. Un jour je serai un cadavre mais un cadavre heureux, j'espère.

Il y a aussi une autre raison plus intime, moins facile à décortiquer.

Toutefois, elle ne m'attaque que quelques fois lorsque je regarde le ciel, la solitude.

« Fuguer c'est se retrouver seul » m'a dit ma mère un soir. J'avais ri ce soir-là, peut-être parce que j'étais un cas désespéré qui ne voyait les gens autour que comme de simples pantins à la recherche de sens à leur vie. J'ai trouvé un sens mais j'ai besoin de suivre ma direction. Ainsi, je me retrouve à fuguer, seule mais libre comme bon me semble.

J'ai acheté des places pour la ville à l'océan. Neuf heures de routes, 50% de chances de mourir en tombant d'une falaise la tête collée contre une vitre. Rien de très stimulant.

J'ai versé toutes mes économies pour la nourriture dans ce billet, j'espère que ça en vaut la peine... C'est en entrant dans le car, mon énorme sac sur le dos que je me suis décidée à m'asseoir tout au fond, en étalant mes affaires un peu partout autour de moi. Personne ne rentre depuis deux heures et c'est seulement au départ qu'un couple de jeunes stoïques monte dans un silence religieux.

Le chauffeur porte une cravate mal mise et ses auréoles sous les bras me donnent la chair de poule. La sueur m'horripile, le combo chemise-transpi' m'assassine.

Assis vers le milieu, la fille mâchouille un chewing-gum en me fixant. Elle n'est pas très discrète et j'hésite à lui envoyer un doigt par simple envie de lui sourire comme une petite constipée. Le garçon qui l'accompagne est une rangée devant elle, le casque sur les oreilles. Je discerne mal les traits de son visage vu qu'il est de dos (sans blague).

Je me suis au final ratatinée au fond de ma place en me recoiffant avec un peigne. Mes pastilles à la menthe ne remplacent pas mes brossages de dents et je souhaite de tout mon cœur de ne pas devoir parler.

De la fumée apparaît. Mes sourcils se froncent simultanément en découvrant que c'est la fille aux boucles blondes qui s'est décidée d'allumer un joint. L'odeur nauséabonde envahit l'endroit et le chauffeur ne réagit même pas.

- Éteins ça Olivia, on est dans un car. Marmonne le gars en se retournant.

La jeune fille ne l'éteint pas, les yeux dans la vague, les yeux dessinant un brin de malice. Elle réplique:

- Y a que nous, qu'est-ce qu'on s'en fout.

Quelques minutes plus tard, le silence revient. Mes sens en alerte, une horrible odeur de cramé inonde mes narines. La fumée, disparue, revient d'un coup. Mais cette fois-ci, elle ne provient non pas d'un joint mais bien d'un siège qui crame.

NibOù les histoires vivent. Découvrez maintenant