Chapitre 1

20 3 0
                                    

Dix ans plus tard

Concentrée sur ce qu'elle tapait, la jeune fille se pencha un peu plus sur l'écran de l'ordinateur. Elle relut la phrase qu'elle venait d'écrire, rectifia la formulation et suspendit son geste, les doigts immobiles au-dessus du clavier, le regard dans le vague. Puis elle repoussa sa chaise et se leva pour venir se planter devant la fenêtre. Elle contempla un moment le jardin qui s'étendait devant elle sous un ciel nuageux qui ne laissait pas apparaître le soleil. Levant la main, elle repoussa une mèche de ses longs cheveux bouclés derrière son oreille et pencha la tête sur le côté, regardant le reflet de son pendentif dans la vitre. Puis elle s'approcha encore, posa son front contre la fenêtre où son souffle forma un nuage de buée et posa sa main sur la vitre. Immobile, dans le silence de cette matinée et de la grande maison vide, elle écouta le tic tac de l'horloge au rez-de-chaussée. Puis brusquement, elle fit demi-tour, éteignit l'ordinateur, prit son sac à dos près de la porte, sa clé et dévala l'escalier. Elle traversa la maison et sortit avant de fermer la porte à clé. Puis elle s'élança sur le chemin au pas de course. Dix minutes plus tard, elle était au gymnase. En arrivant devant la porte, la jeune fille sourit, ajusta son sac sur son épaule, prit une profonde inspiration et tendit la main pour saisir la poignée.

☆☆☆

La musique l'envahissait. Quand elle se laissait emporter ainsi, plus rien ne comptait, plus rien n'avait d'importance. Il n'y avait plus que la musique et elle qui tournoyait sur ses patins. Pas de temps, pas de passé, pas de présent, pas de futur. Rien.

Quand la musique s'arrêta, la jeune fille se dirigea vers les gradins, un peu essoufflée. Elle s'assit pour enlever ses rollers, savourant le calme du gymnase pour une fois désert. Alors qu'elle défaisait ses lacets, son portable vibra. Elle se redressa pour saisir le téléphone et regarda le message qu'elle venait de recevoir.

"Ne rentre pas trop tard, on va bientôt manger. Bisous. Maman."

Joy sourit. Puis elle reposa son téléphone à côté d'elle et se pencha pour ôter ses rollers qu'elle posa sur les gradins avant d'enlever ses genouillères, ses protège-poignets et son casque. Elle rangea le tout dans son sac, secoua ses cheveux, prit son portable et ses clés et se leva.

Quand elle sortit du gymnase, le soleil était enfin sorti. Elle ferma la porte, se retourna pour donner un tour de clé, mit la bretelle de son sac sur son épaule, son téléphone dans sa poche et s'élança sur la route pour rentrer.

☆☆☆

- J'ai fini de changer les tuiles de la cabane, déclara Armando Espinosa en se servant de la salade avant de repousser le saladier. Et le jardinier a bien avancé, il a presque fini de tailler la haie. Et toi Diana, comment ça s'est passé ?

- La routine, répondit sa femme. J'ai dépoussiéré les chambres de l'étage en profitant de l'absence de madame Dias.

la jeune femme blonde se leva pour aller chercher un plat sur le plan de travail, qu'elle apporta sur la table avant de se rasseoir sur sa chaise. Les employés de la famille Dias mangeaient dans la cuisine avec leurs enfants, après que madame Dias, sa fille et son fils Tomás (monsieur étant décédé plusieurs années auparavant) eurent mangé dans la luxueuse salle à manger de la résidence. Cependant, il arrivait souvent que Summer, la fille de madame Dias, vienne manger avec les employés; elle était très amie avec la fille des Espinosa, Joy. Elles avaient toutes les deux quinze ans et s'entendaient à merveille. Quand elles étaient petites, toutes les deux passaient leurs temps ensemble. Mais en grandissant, elles se voyaient un peu moins, le poids des classes sociales se faisant ressentir. D'ailleurs, la jeune fille aux longs cheveux blonds était en ce moment avec sa mère dans le salon tandis que les employés déjeunaient dans la cuisine.

Diana prit l'assiette de Joy d'une main et les couverts à salade de l'autre.

- Et toi ma chérie, ça a été ta matinée ? demanda Armando.

La jeune fille hocha la tête.

- J'ai vu que ton sac avait disparu, enchaîna Diana. Tu es allée patiner ?

Joy acquiesça.

- Tu as eu le temps de t'occuper des chevaux ?

La jeune fille haussa les épaules en faisant la moue.

- Tu n'as pas fini ?

Joy secoua la tête. Diana sourit.

- Tu auras tout le temps de le faire cet après-midi.

La jeune fille hocha brièvement la tête en souriant et baissa les yeux vers son assiette. Marcos, le jardinier et Valeria, la cuisinière, les rejoignirent à table. Ils mangèrent en discutant, dans une ambiance détendue. Ils s'entendaient tous bien, et étaient là depuis plusieurs années. Tous habitaient sur place: Marcos et Valeria dans une dépendance près de la villa, et Ezequiel, le majordome et bras droit de Mme Dias ainsi que les Espinosa vivaient à l'intérieur même de la maison. Tous possédaient une chambre dans une aile de la maison, et Joy avait une chambre sous les toits. C'était son refuge, son endroit à elle. D'ailleurs, elle y monta juste après le repas, quand elle eut aidé Valeria à débarrasser. Elle s'assit sur son lit et prit un livre qu'elle ouvrit. Elle ôta le marque-page et commença à lire, puis elle changea d'avis. Elle abandonna le livre sur le lit à côté d'elle et se pencha pour saisir une boîte en carton sous le lit. Elle se redressa, posa la boîte sur ses genoux et l'ouvrit. Dedans se trouvait un lapin en peluche que la jeune fille saisit avant de pencher la tête pour le regarder.

- Joy ? appela une voix en bas. Joy ?

La jeune fille reposa la peluche dans la boîte, rabattit le couvercle et remit avec précipitation la boîte sous le lit. Madame Dias l'appelait, il fallait qu'elle aille s'occuper des chevaux. Ils étaient une dizaine et c'était son travail de les panser, les sortit et entretenir le matériel et les écuries. C'était même elle qui les montait parfois, pour les faire travailler. Elle aimait ce travail, s'occuper des chevaux. Ça lui plaisait et ça lui permettait de gagner un peu d'argent. Avec les chevaux, il n'y avait pas besoin de parler. Avec eux, il n'y avait pas de mensonges, pas de trahisons, pas de problèmes. On ne pouvait pas tricher. Les chevaux étaient les seuls à la comprendre. Avec eux, elle se sentait bien, comme quand elle était sur ses rollers.

Avant de se lever, la jeune fille tira le vasistas au-dessus de son lit pour l'ouvrir, laissant entrer le soleil et les bruits provenant du jardin. Elle était en train de tirer le dessus-de-lit à fleurs pour le retendre un peu quand on toqua à la porte. La tête de Summer apparut dans l'entrebâillement, et ses longs cheveux lisses et dorés captèrent les reflets du soleil.

- Tu viens ? lança la jeune fille. Je vais t'aider à sortir les chevaux, et après on n'aura qu'à seller Calypso et Firefly et aller se balader dans la campagne, comme autrefois.

Joy hocha la tête et la suivit. Toutes deux sortirent de la chambre en fermant la porte.

Par la fenêtre de la cuisine, Valeria regarda les deux filles sortir de la maison et traverser le jardin en direction des écuries, au fond de la propriété. Elles sourirent à Marcos, à genoux devant un massif de fleurs, qui se redressa et leur fit un signe de la main. Puis elles reprirent leur conversation. Summer était en train de dire quelque chose à Joy, qui l'écoutait en souriant. La cuisinière sourit. Ces deux gamines s'entendaient vraiment bien. Mais elle savait déjà que Joy ne répondrait pas à son amie, du moins pas par des mots. Car cette petite, elle ne parlait pas. Non qu'elle soit muette; elle avait même une très jolie voix. Mais elle ne parlait pas, jamais. A personne.

Du moins, elle ne parlait plus. Pas depuis ce jour-là.

Seras-tu làOù les histoires vivent. Découvrez maintenant