"L'amour rend aveugle."

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Je l'ai vue ce matin.

Depuis quelques temps, je sentais qu'elle était distante. Je pensais, naïvement, que ce n'était qu'une mauvaise période. Elle avait sans doute besoin d'espace. D'être un peu seule. Bien que je souffrais de la voir, à la fois si loin et si proche de moi, je l'ai laissée prendre ses distances. Voilà trois ans que nous sommes ensemble : elle se lasse peut-être de moi. Chaque matin en me réveillant à ses côtés, je me disais qu'aujourd'hui, elle m'abandonnerait. Elle ne l'a jamais fait. J'étais partagée entre la certitude qu'elle ne m'aimait plus et la stupide illusion qu'elle ne partirait jamais. A qui n'est-ce jamais arrivé ? A force de rester trop longtemps avec une seule et même personne, on s'en lasse. On ne peut plus la voir. On s'en éloigne. Je pensais que c'était ce qu'il se passait entre nous. Mais qu'une fois qu'elle en aurait assez de mon absence, elle serait revenue. Elle m'aurait demandé de la pardonner de s'être éloignée, sans même m'en avertir. Car elle ne m'en a rien dit. Je l'ai juste regardée décliner ses pas des miens. Pense-t-elle seulement que je ne l'ai pas remarqué ? Ah ! C'est qu'elle me croit bien ignare.

Oui, c'est ainsi que tout se passait entre nous, ces derniers temps. Je ne me méfiais pas, trop confiante dans notre relation. Trois ans passés ensemble, ce n'était pas rien. J'avais confiance. Je croyais que tout irait très vite mieux. J'avais tort.

Je l'ai vue ce matin.

Elle était partie plus tôt que moi, prétextant un rendez-vous avec son chef de service. J'avais déjeuné, seule, dans cette maison trop grande et trop vide pour une personne. Je me suis demandée si elle ne me trouvait pas distante, elle aussi. Si chacune d'entre nous trouve l'autre froide, ça ne ferait que compliquer la situation. Je décidais de lui envoyer un message, lui demandant si un restaurant lui ferait plaisir, ce soir. Elle me répondit, un quart d'heure plus tard. Elle partait dîner avec des collègues. Elle ne pouvait pas. Je lui répondis aussitôt que ce n'était pas grave. Je ne voulais pas qu'elle pense qu'elle m'ait blessée. Elle avait raison : entretenir de bonnes relations avec ses associés est primordial. Je n'y pensais plus.

Je l'ai vue ce matin.

Je sortais du métro. Je remontais les escaliers. J'arrivais devant l'immeuble de l'entreprise. Il me restait du temps. Je fis demi-tour pour m'acheter un café dans une boulangerie du quartier. Quelques minutes plus tard, je m'étais perdue. Heureusement, il me restait encore du temps pour ne pas être en retard. Tant pis pour le café. Je revins sur mes pas. A ma droite, je reconnus le bâtiment dans lequel elle travaille. Si elle n'est pas occupée ce midi, je pourrais peut-être lui rendre visite. Sur un banc, devant la porte d'entrée massive, un couple se tenait la main, regardant les employés courir pour être à l'heure. Les amants souriaient, puis s'embrassèrent. Je soupirais : n'étions-pas comme eux avant ? J'avais l'impression que nos beaux souvenirs étaient lointains. Si lointains, qu'ils en devenaient presque vaporeux, irréels. Imaginés. J'avais imaginé. Imaginé qu'elle puisse revenir vers moi. Imaginé qu'elle ait toujours des sentiments à mon égard. Imaginé qu'elle était différente. Imaginé qu'elle n'aurait jamais osé faire ça. J'avais imaginé tout ça. C'étaient juste des images.

Je l'ai vue ce matin.

Elle était sur le banc.

Elle tenait la main, à cet homme. Cette main qui avait pris tant de fois la mienne. Elle l'embrassait. Moi qui rêvais depuis des mois de regoûter ses lèvres. Elle lui chuchotait des mots doux. Comme elle les murmurait autrefois, au creux de mon oreille. Et elle souriait.

Image semblable à mes souvenirs.

Ils étaient donc bien réels. Ma mémoire ne me jouait aucun tour : j'avais réellement vécu ces moments. Moments de joie, moments de bonheur, moments d'amour. Ah ! Qu'en est-il aujourd'hui ? Je fis demi-tour, essayant de m'empêcher de penser. Je retournais dans le métro.

InterludesWhere stories live. Discover now