Chuchotis

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          Je pense que je donnerais n'importe quoi afin d'entendre à nouveau sa voix et son rire. Celui-ci était si franc, si enfantin que tout le monde s'arrêtait pour l'écouter et sourire avec elle. Quand elle me dessinait et demandait mon avis, je sentais dans son timbre qu'elle était inquiète de mon analyse. Alors même si je ressemblais à une patate avec des bras et des jambes asymétriques, je la félicitais chaleureusement.

          Et puis il y avait eu cette fois-là. Perdu le rire, envolée la voix. Le silence pour seul rescapé. La petite avait fini par comprendre la situation, mais à quel prix. Plus le moindre contrôle, ni sur nos jeux, ni sur ma montre, ni sur quoi que ce soit. Alors évidemment cela avait créé un choc émotionnel. Nous avons toutes deux cessé de compter les jours. À quoi bon. 

          Les surnoms eux étaient restés, naufragés de ce que nous étions auparavant. 

          Je me souviens qu'ils avaient longuement débattu pour me renommer la Rabat Joie, mais au final j'ai hérité de l'Ermite. Il y avait eu d'autres choses avant ce piano, ce frigo et ces dessins. D'autres lieux, d'autres voix, d'autres regards. En ignorant la douleur dans mon esprit, j'arrive parfois à revoir certains de leurs visages. Le Colosse, Suricate le nerveux, Môme le gosse, Moineau la petite... Où étais-je cachée avant de les rejoindre ? Je ne me rappelle plus et je m'en fiche. Maudis. Je les avais maudis eux et leur insouciance, eux et leur bonne humeur. Moi, j'étais pétrifiée de peur. 

               - Tu sais, on ne va pas te manger l'Ermite. Tu peux venir plus près du feu. 

          De cette voix-là, je m'en souviens. La petite m'avait souri en me désignant du doigt leur campement de fortune. Des chuchotis se faisaient entendre, accompagnés de coups d'œil curieux. Moineau ne m'avait pas laissé le choix et, d'une poigne assurée, avait fait en sorte que je m'assoie avec eux. Les regards s'étaient faits plus chaleureux, Binoclard avait remonté ses lunettes sur le nez et celle qui se faisait appelée la Renarde - jusque-là silencieuse - m'avait glissé un marshmallow encore chaud avec un sourire.  L'un d'entre eux, surnommé quant à lui Vagabond, avait des yeux magnifiques - c'est alors ce qui m'avait marqué. Les siens semblaient porter des étincelles que la lueur des flammes ne rendaient que plus scintillantes. 

          Ils s'étaient ensuite contenté de discuter de tout et de rien, mais surtout d'une chose qu'ils nommaient le Recommencement. 

               - Attends, tu ne sais pas ce que c'est, s'était offusqué Langue de Vipère alors que je posais la question. 

               - Peut-être qu'elle ne l'appelle tout simplement pas comme ça, calme toi un peu. 

          J'avais jeté un regard reconnaissant à la Renarde.

               - Tu as sûrement remarqué qu'à minuit se produit un phénomène étrange. Où que tu sois, quoi que tu fasses, endormie ou non, tu es immédiatement téléportée sur une plaque en pierre à un endroit précis de la ville. Nous sommes tous dispersés dans des lieux différents, mais nos dalles ont toutes un point commun que tu as forcément aperçu. 

               - Il y a une sorte de poème d'inscrit dessus, avais-je dis en hochant la tête. 

               - Binoclard, tu veux bien nous le réciter ? 

          Prenant sa voix la plus sérieuse, celui-ci s'était exécuté. 

La boucle a été refermée,
les destins scellés.
Au travers des âmes il faudra percer.
Apprenez et vous pourrez détruire,
brisez et vous pourrez sortir.
La connaissance apporte la destruction,
la Clé est la solution.

               - Peut-être que nous avons été enlevés par des extraterrestres, avait supposé Suricate. Des bons gros monstres verts, gluants et moches. Avec des tas de tentacules.

               - C'est pas sympa de parler de Langue de Vipère comme ça.

          Un couinement étouffé s'était fait entendre, suivi des gloussements de la Renarde.

               - Arrête avec tes théories farfelues, avait grogné Langue de Vipère une fois son honneur restauré. Les extraterrestres c'est comme le Père Noël,ça n'existe pas. 

          C'était un soir un peu avant minuit. Aucun de nous n'arrivait réellement à dormir alors nous fixions la galaxie, allongés dans nos sacs de couchages à même le sol. 

               - Co...comment ça le Père Noël n'existe pas ?! s'était étouffé le Môme. 

          Une coup de pied accompagné d'une plainte douloureuse avait résonné en direction des sacs de Renarde et Langue de Vipère. Je ne participais jamais à leurs conversations nocturnes, même si le sommeil me fuyait également. 

               - Et la petite souris ? avait commencé à sangloter le jeune garçon aux taches de rousseur. À partir du moment où le Môme décidait de pleurer, nous savions qu'il n'y avait rien à faire, qu'il ne s'arrêterait plus. Un chuchotement très doux avait alors ramené le calme. 

               - Ne les écoute pas, après tout ce ne sont que de grandes personnes avec de petites imaginations. 

          La tête brune de Moineau était sortie de sous sa couverture pour nous adresser un sourire innocent, les cheveux en pagaille. Nous avions tous attendu avec un peu moins de peur au ventre le Recommencement de cette nuit-là. 
          Langue de vipère avait lancé des brindilles dans les mèches rousses de la Renarde, le Môme s'était endormi en souriant, le Colosse s'était remis à ronfler et un peu plus loin le Vagabond nous avait fixé, semblant cette fois-ci porter dans son regard toute l'appréhension du monde.

Until the beginningOù les histoires vivent. Découvrez maintenant