"Dans ses veines, l'héroïne s'éploie, reine d'or qu'aucun royaume n'abrite. La délivrance ravale toute attente. Une joie vide, sans nom, taraude la mémoire. L'extase se substitue à l'ordure de vivre."
Hubert Haddad, Opium poppy.
_______________________________________
C'est assez simple quand on y songe. Deux type de touches. Noires, blanches.
Mais une infinité de sons à produire, de mélodies à répéter et de mouvements à effectuer. Chaque touche produit un son bien précis, chaque touche a son rôle à jouer dans la comédie de la partition. Que le bruit soit puissant, grave, faible, timide... Mais le maître d'orchestre reste le musicien, assis et qui de sa puissance souffle et murmure au piano comment jouer.
La musique cesse soudainement. J'ouvre les paupières, surprise que cela se termine aussi vite. D'habitude elle continue plus longtemps, oh à peine quelques notes, mais chacune a son importance. Les derniers rayons du soleil découpent la pièce sombre de multiples lames de lumière, et je dois me concentrer afin de percevoir la chevelure d'ébène de la musicienne.
- Tu ne te souviens pas de la suite ? demandé-je, mais c'était après tout une question inutile. Nous le savions toutes les deux comme chaque soir. Pourtant c'est presque devenu un rituel de poser la question. Pour ne pas perdre pied, avoir le sentiment d'une quelconque autorité sur ce qui se passe. C'était tout ce qu'il nous restait au final. Les questions et les mensonges...
- Ce n'est pas grave. Tu t'en souviendras demain, dis-je en me levant du fauteuil à moitié en ruine. Je m'étire, m'approche du piano mais elle se lève brusquement et s'enfuie dans la pièce d'à côté. Le frottement de mes doigts sur les touches rompe le silence. Une douleur soudaine me force à prendre ma tête entre les mains, le souffle court. Je n'en avait hélas que l'habitude, et contrôler ma respiration me permet de me calmer un instant. Un bruit sourd ne venant pas de mon esprit meurtri attire alors mon attention. Jetant un coup d'œil dans la cuisine - ou plutôt ce qu'il en reste - j'aperçois la petite fille brune occupée à frapper son front contre le frigo que nous avions récupérées la semaine dernière dans la maison voisine. Ses yeux sans expressions fixaient le vide.
- Arrête ça, tu vas te faire mal.
Me plaçant dans son dos, je glisse délicatement une main sur le devant de sa tête pour amortir ses coups. Cependant elle continuait quand même de se balancer d'avant en arrière, ignorant ma paume sur son front. Je savais qu'au bout d'un moment elle stopperait cette vilaine manie. J'avais même finis par remarquer qu'elle respectait un tempo bien précis, un tempo musical. Elle ne faisait pas ça avant. Mais beaucoup de choses avaient changées. La petite cesse de se balancer et je me penche, curieuse. Elle se retourne vers moi, ma main toujours appuyée sur sa tête. Ses yeux d'un bleu particulièrement clair finissent par me fixer, et du doigt elle désigne la montre à mon poignet.
- Ah oui tu as raison, murmuré-je en m'y intéressant. Il nous reste un peu plus de quatre heures avant minuit, que veux-tu faire ? Je peux te lire ton livre, ou t'aider pour la nouvelle partition, ou...
Je me tais. De ses doigts fins elle se retire de mon étreinte et se dirige à nouveau dans la pièce nous servant de salon mais également de bazar à objets divers et variés. Du sol au plafond s'empilaient fauteuils aux rembourrages déchirées, tables de jardin à seulement trois pieds, matelas décousus, couvertures élimées, peluches abandonnées et livres déchirés. Seul l'imposant piano à queue avait eu le droit à une place d'honneur, fièrement dressé au milieu du parquet il semblait regarder de haut le contenu de la pièce. Lui, au moins, il était propre.
Du pas de la porte dégondée, j'entends la petite farfouiller dans les affaires, envoyant valser de temps à autre des bidules ancestraux. Oh tiens, je la cherchais cette casserole. Finalement, j'entraperçois sa tête brune entre la vieille armoire et notre ancien réfrigérateur, reconverti en support à peluches. Elle s'approche d'un pas assuré et me fourre entre les mains un crayon mal taillé qui devait avoir connu la Guerre Froide et une feuille froissée et légèrement jaunie, avant de trottiner s'asseoir sur le siège du piano - un tabouret déniché au grenier. Le regard impatient de la petite ne me laisse aucun doute sur ce qu'elle veut, même si sa poigne tremble un peu en tenant son stylo au-dessus de sa propre feuille. Je jette un coup d'œil à ma montre, et m'extase:
- Top chrono ! Deux minutes pas plus.
Encore quelque chose d'inutile. Mais nous donner l'impression de pouvoir contrôler ces minuscules secondes doit certainement nous rendre heureuses. Ce jeu que nous avions crées consistait à reproduire le plus rapidement possible un portrait de l'autre, afin d'exercer notre mémoire. Un ovale fin, de grands yeux tristes, une longue chevelure sombre et j'en ai fini avec elle. La mine de mon crayon tremblote un instant à l'étape de la bouche. Des lèvres fines, mais une constante moue triste que plus aucun mot ni rire ne traversera. Je relève le regard. Elle tirait la langue en s'appliquant, la tête légèrement penchée sur le côté. De loin, on aurait même pu croire qu'un léger sourire flottait sur son visage. Sur ma feuille je rajoute rapidement quelques traits, rendant la petite fille de papier un peu plus joyeuse. Me redressant j'observe, satisfaite, le résultat. C'était simple, doux, ressemblant. Je passe le reste du temps imparti à la couvrir du regard. Au plus profond de moi-même, j'espérais un jour pouvoir à nouveau entendre son rire. Il avait quelque chose de mélancolique mais de si beau à la fois.
Une légère pression sur mon bras me tire de mes pensées. Elle me tend son propre dessin, impatiente de connaître mon avis. Je lui souris, puis me penche sur son papier. Sur certaines de ses représentations je ressemblais à une drôle de chose déformée, voir même à une patate ronde avec des bras et des jambes. Heureusement cette fois-ci elle s'était vraiment appliquée. Je tenais plus de l'étoile de mer que de la pomme de terre, cela me rassure un peu. Elle m'avait dessinée avec des cheveux dans tous les sens, un énorme rond à mon poignet - sûrement une représentation avant-gardiste de ma montre - ainsi qu'une sorte de pantalon déchiré - plutôt réaliste. À mes côtés se tenaient une petite étoile de mer mais également un autre, plus grande et qui avait eu le droit à une coiffure correcte.
- Dis-moi, qui c'est là ? lui demandé-je en pointant la troisième étoile.
Son visage fut pendant un court instant traversé par un franc sourire, même si ses prunelles restaient toujours aussi mornes. J'essaie de me concentrer sur les gestes de ses mains, elle allait bien trop vite pour expliquer son dessin. Cependant je compris tout de même l'identité de cette étoile de mer bien coiffée. Le souffle saccadé d'avoir secoué ses bras aussi vite, la petite attend ma réaction. Dans un coin de ma tête, la douleur reprend ses droits. Les traits sombres sur la page semblent me narguer.
- Ne le dessines plus s'il te plaît. C'est plus qu'inutile, et tu le sais.
Je détourne les yeux, mais j'imagine sans mal son expression.Comment lui en vouloir ? Elle s'était attachée à lui. Je ne la retiens pas lorsqu'elle quitte la pièce en vitesse. S'il lui fallait du temps, je lui en donnerais, ce n'est pas vraiment ce qui nous manque ici. Rangeant nos dessins dans la vieille valise prévue à cet effet, quelque chose attire mon attention. Je sors nos anciens papiers. Sur toutes les bouches, sur tous les sourires, elle avait gribouillé au marqueur noir.
Dans mon dos, le tempo contre le frigo avait repris.
VOUS LISEZ
Until the beginning
Paranormal"L'espoir et la volonté de vivre est tout ce qui nous reste. Nous n'avons ni souvenirs, ni but, mis à part celui de fuir le plus loin possible à chaque réécriture de ce monde." Une jeune femme et une petite fille tentent de survivre dans cet un...