Chapitre 1-L'astrolabe

1.2K 68 26
                                    



Il regardait son père gisant au sol, le corps encore secoué de spasmes mous comme une marionnette ridicule qu'on eut secouée par ses fils. Le large poignard était fiché en travers de sa nuque et la lame avait percé la boite crânienne jusqu'à ressortir par le palais. Le sang coulait en flot de la bouche grande ouverte de l'Hégémonien, dans un bruit de pompe sifflant au rythme des battements de son cœur. L'homme était déjà mort. Son corps n'en avait simplement pas encore réellement pris conscience.

Au-dessus de lui, le garçon de treize ans qui venait d'assassiner froidement son père fixait le corps ridiculement affalé dans son sang, que l'épais tapis de la salle à manger buvait avidement. Il sembla n'exprimer aucun émoi à son geste fatal. Il fixait juste la paume de sa main, souillée elle aussi quand avait giclé le liquide céphalo-rachidien de la tête de son géniteur. Il leva simplement un sourcil pour toute expression.

***

- Ne le frappe pas !

Arisha s'interposa, recevant sur la cuisse le coup cinglant qui allait toucher son fils. Malgré l'épaisseur cumulée de sa robe de lin et de son pantalon de soie, l'impact du fouet lui lacéra la peau à l'en faire bleuir pour des jours. Mais elle attrapa le garçon déjà assommé par la gifle portée par son père, en le serrant contre elle, faisant rempart de son corps :

- Arrête, il n'a rien fait !

- Tu oses discuter mes décisions, femme ?!

Garrus était ivre. Ce n'était pas exceptionnel. En fait, depuis des années, avec la sournoiserie caractéristique de cette addiction, il n'avait eu cesse que de boire toujours plus, chaque soir et où qu'il soit ou quoi qu'il fasse. Arisha eut aimé se soulager en disant que tout avait commencé par un drame ou un revers douloureux qui aurait pu alors excuser cette lente dépravation, mais il n'y en avait aucune. Rien d'autre que d'avoir cédé à un vice devenu une drogue qui ravageait inexorablement l'homme qu'elle avait aimé et qui, désormais, la battait lui et son fils à chacun de ses retours de voyages commerciaux.

Le plus souvent, Arisha pouvait éviter les pires conséquences de l'ivrognerie de son époux. Ayant la confiance des esclaves et serviteurs du domaine du maitre-marchand, dans les hauteurs de Samarkin, ceux-ci s'arrangeaient pour faire diversion quand il était fin saoul et devenait violent. Ce n'était pas si compliqué de le distraire, même si cela avait coûté quelques moments cuisants à des serviteurs et d'autres plus douloureux à une ou deux esclaves des plaisirs. Au final, les stratagèmes pour éviter les colères du sévère Hégémonien avaient toujours fonctionné ; toute la maisonnée prenait fait et cause pour Arisha et son fils et regrettait que rien de mieux ne puisse être fait pour les protéger que ces pis-aller. Mais avec le temps, les ruses ne tenaient plus, d'autant plus que Garrus était de plus en plus fréquemment ivre ; parfois désormais du matin au soir.

Il y avait bien eu des hommes de la maisonnée pour proposer, en désespoir de cause, une solution radicale. Depuis un an, les affaires de Garrus ne tenaient encore à peu près correctement que par les efforts effrénés de Thaïedès, son secrétaire particulier, devenu de facto l'administrateur des entreprises maritimes du maitre-marchand... et de plus en plus de tout le reste de son empire commercial. Il était aussi, très souvent, le premier paravent aux colères d'ivrogne du maitre des lieux au point qu'il avait fini par engager un solide gaillard sans trop de scrupules comme garde-du-corps pour calmer un peu son patron dans ces moments de démence. Et, forcément, il avait assez songé à la seule manière de régler le problème pour en parler à Arisha, un soir de larmes où elle n'avait pas pu échapper aux coups.

Mais elle avait refusé. C'eut pourtant été simple : tout le monde en ville savait maintenant que cet homme était un buveur violent et brutal ; un peu de poison, une histoire d'accident domestique et il n'y aurait eu aucune accusation sérieuse. La plupart des gens auraient simplement fermé les yeux ; on assassinait pour bien moins que cela parmi les maitres-marchands de la puissante cité. Thaïedès songeait sérieusement à régler ce problème définitivement ; mais il s'y refusait sans l'accord de son épouse.

Les Chants de Loss, Livre 3 : NasheraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant