Arhimad ne put se retenir de déglutir péniblement en se retrouvant face à face avec son sinistre interlocuteur. Il se demanda si cela était dû à l'odeur de cendre qui flottait autour de l'individu ou à son masque d'argent reproduisant un crâne grimaçant et qui cachait d'affreuses cicatrices noircies qu'il pouvait deviner commencer sur le côté du cou pour remonter sur la mâchoire. Ou était-ce encore l'arme peu commune, un aiguillon électrique, que l'individu encapé aux formes cachées sous des épaisseurs d'étoffes noires arborait au côté, au milieu d'un entrelacs de ceinturons ? Pourtant, l'étrange personnage ne semblait pas particulièrement plus costaud qu'imposant, avec sa taille tout à fait modeste et ses épaules rendues larges seulement par les renforts de son gambison brodé, d'inspiration clairement Hemlaris.
Maladroitement, le négociant en vins et liquoreux de luxe arpenta du regard la vaste salle de son salon de fumerie habituel, à la recherche d'une échappatoire qui lui éviterait d'avoir à côtoyer le sinistre personnage qui lui barrait le passage. Ce dernier était flanqué d'un long échalas qui s'assurait que la fuite en louvoyant entre les tables serait vain. Il avait un visage bien fait, au regard malicieux, mais au bouc et aux cheveux mal entretenus. Sa tenue, qui eut pu être élégante si elle avait été moins usée, et s'il n'était pas aussi débraillé, lui donnait l'air d'un spadassin qui aurait voulu passer pour un nobliau de campagne. Arhimad avait beau vivre bien au-dessus des milieux où l'on pouvait rencontrer ce genre de quidam, il n'était pas dupe ; il ne pouvait s'agir que de quelques malandrins de la Cour des Ombres, qui avaient forcément du payer rubis sur l'ongle le droit de venir perturber la sérénité d'un si prestigieux établissement.
L'homme masqué brisa son mutisme, au grand soulagement d'Arhimad. Pas pour longtemps.
— J'ai appris que vous aviez acheté une esclave. Une jeune femme étéoclienne, vendue par la Maison de Priscius. Je viens vous la racheter.
Le marchand ne cacha pas sa moue surprise :
— S'il ne s'agit que de cela, pourquoi m'aborder dans un moment de détente précieux, alors qu'il vous suffirait de prendre rendez-vous avec mon secrétaire ?
— Ho, n'en soyez pas surpris, répondit l'individu masqué, avec une voix étouffée et rauque, à l'accent étrange, à l'athémaïs un peu maladroit. Il est connu que vous avez coutume d'oublier les rendez-vous qui vous déplaisent.
La confortable salle principale du salon de fumerie était agitée d'une animation feutrée, entre clientèle huppée et serviteurs raffinés, dans une ambiance musicale de cordes cristallines et aériennes. Les lieux étaient tenus et gérés par les membres de l'une des confréries de Courtisans les plus en vue d'Armanth ; aussi bien femmes en quête d'indépendance et d'une nouvelle vie loin du poids familial, qu'homosexuels et transgenre ou encore anciens Esclaves des Plaisirs affranchis, y trouvaient un refuge et un métier honorable, même si les Courtisans trainaient souvent une réputation sulfureuse et pas toujours glorieuse. Et bien sûr comme dans tous les établissements de ces confréries, il n'y avait ici aucun service de compagnie et de plaisirs fourni par des esclaves, mais uniquement dispensé, à fort prix, par les talents des Courtisans formés à tous les arts nécessaires.
Ce qui était moins connu, ou seulement par la rumeur, concernait les relations très proches que la Cour des Ombres et la Confrérie des Courtisans entretenaient. Arhimad, comme tout le monde, avait entendu dire que les voleurs de la Cour avaient ainsi leurs entrées privilégiées même dans les plus luxueux établissements. Il n'avait plus qu'à espérer que les affirmations concernant la neutralité de ces lieux où n'étaient tolérés aucun débordement, une règle tacite respectée par tous, soit une réalité., devant ces deux individus louches. Car, comme tous les clients, il avait laissé son escorte personnelle en dehors des murs afin de pouvoir y être permis à séjourner. Il pouvait toujours appeler à l'aide et ne doutait pas que le service de sécurité de l'établissement arriverait en trombe. Du moins s'il n'avait pas reçu la consigne de regarder ailleurs.
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Les Chants de Loss, Livre 3 : Nashera
FantasyLa guerre entre Mélisaren et Nashera a rattrapé Jawaad et les siens, leur ôtant toute chance de quitter la cité-Etat à temps. Désormais pris au piège, ils n'auront guère le choix de décider quel parti prendre et Lisa elle-même ne pourra échapper lon...