Le Duel part I

1 1 0
                                    

Le bateau filait sous le vent, les vagues légères se brisaient sur la coque en éclats d'écume. Leonelle tenait le gouvernail d'une main l'autre guidant la voile dans le vent qui forcissait. Elle devait vite regagner son village. Ce qui arrivait était très impressionnant.

Depuis qu'elle était née, vingt ans plus tôt, elle avait vu pas mal de tempêtes. Ilza, son ile et plus globalement toutes celles du Levant voyaient passer trois ou quatre ouragans par an. Elle connaissait les consignes par cœur. Se calfeutrer dans la maison. Descendre dans la cave et attendre. Ne sortir que quand tout était calme.

Mais ce qui montait à l'horizon, elle ne l'avait jamais vu. Deux tempêtes arrivaient, l'une par l'est, l'autre par l'ouest. D'après leurs vitesses, elles se croiseraient un peu avant Ilza.

Leonelle aperçut le port au loin. Elle ne savait pas si les villageois avaient vu les tempêtes. Elle devait les prévenir absolument. Elle se tourna pour regarder les nuages qui couraient vers elle. Elle aurait peu de temps pour donner l'alerte et se mettre à l'abri mais elle n'imaginait pas faire autrement.

Hegomonial était un petit port à présent. Les anciens disaient que jadis c'était un grand carrefour commercial. Avant les faiseurs de champs. Avant les volants. Passer par le ciel étant plus rapide et moins dangereux que de naviguer sur l'eau, petit à petit les bateaux ont disparu au profit des nefs azurines. Les familles sont parties peu après, les hommes préférant la vie sur un navire volant que de rester ici à ne rien faire. Et le grand port d'autrefois est devenu un village de pêcheur.

Leonelle se souvint de ses courses dans les ruines de l'ancienne ville avec les autres enfants du village. C'était interdit, bien sûr, mais il y a un âge où tout ce qui est interdit doit être exploré. Il restait encore des morceaux du vieux port qui s'étalait loin le long de la plage. Elle y passait de longues soirées avec ses amis et quelques anciens à parler des temps glorieux où la ville dominait les mers.

Parfois, Leonelle rêvait à ce que devait être Hegonomial avant. Une grande cité portuaire où stationnaient des trois-mâts immenses. Des docks grouillants de marins chargeant ou déchargeant les bateaux. Des tonneaux qu'on roulait le long des passerelles, des belles venues retrouver leur mari en mer depuis des mois. Les cris des vendeurs de poissons, les tavernes pleines jour et nuit. Et ce brouhaha perpétuel qui couvrait jusqu'aux bruits de l'océan. Elle aurait aimé vivre à cette époque. Elle aurait aimé naviguer sur ses navires là, à la merci des vagues, des récifs. Voir des dauphins danser autour du bateau. Espérer apercevoir une Marguelle, cet animal mythique et gigantesque que certains marins prétendent avoir vu les soirs de tempête au large. Et sentir les embruns debout sur le pont, le vent du haut d'un mât, guetter les iles depuis la vigie.

Mais les faiseurs de champs avaient tué tout cela. Elle n'avait jamais eu envie de partir comme ceux de son âge. La Flotte qu'elle soit impériale ou de commerce ne l'intéressait pas. Regarder l'océan à mille pieds d'altitude ne sera jamais comme la voir à hauteur de bateau.

Elle avait choisi de rester ici, prenant la mer tous les jours pour aller pêcher. Et elle était heureuse, chaque matin lorsqu'elle quittait le port avec devant les yeux l'étendue bleue, immense et mouvante.

C'est en début d'après-midi qu'elle a aperçu la première tempête. Elle venait de l'est. D'un gris brun lumineux qui virait au gris profond vers l'horizon. Elle commença à remonter son filet, consciente du fait qu'elle devait se dépêcher et regagner le port le plus vite possible. Elle vit alors l'autre perturbation, à l'ouest. Elle s'arrêta un instant pour l'observer. Celle-ci était plus menaçante, les nuages gris bleus devenaient vite noirs. Et bien qu'elle fût plus éloignée d'elle, Leonelle voyait des éclairs s'abattre à chaque instant sur l'océan. Quelque chose se passait qui semblait impossible Les deux ouragans venaient dans sa direction. Pourtant les vents auraient dû les éloigner l'une de l'autre. La seconde tempête agissait comme si elle voulait couper la route à la première. Sans réfléchir, elle coupa la corde qui reliait son filet, pas le temps de le remonter. Elle devait filer et abandonner sa pêche si elle voulait avoir une chance de se mettre à l'abri avant que les deux tempêtes ne la rejoignent. 

La côte était encore loin mais les vents soufflaient forts, faisant bondir son petit voilier sur les vagues grossissantes. Elle tournait sans arrêt la tête pour vérifier l'avance des orages. Ils progressaient trop vite. Celui de l'est approchait et elle distinguait à présent le rideau gris de la pluie qui brouillait la vue. Mais c'était l'autre qui l'inquiétait vraiment. Il avançait très rapidement, sans suivre les vents et il barrait l'horizon d'un mur noir menaçant.

Les nuages gagnaient sur elle, ils commençaient à la survoler et elle entendait déjà le bruit des trombes d'eau qui frappaient l'océan. Le ciel s'obscurcit soudain. Leonelle leva la tête et vit que les cumulus avançaient à une vitesse folle. Comme s'ils étaient poursuivis et tentaient de fuir.

Elle sentie des gouttes de pluies frapper son visage. Elle n'aurait pas le temps d'atteindre le rivage avant la tempête, mais elle devait continuer, être le plus près de la côte quand l'orage frapperait.

Un grondement montât alors de l'ouest. D'abord sourd et lointain, il devint vite assourdissant. De la grêle tombait sur l'océan de ce côté-là. Un mur de billes glacées frappait les vagues à pleine vitesse. Et ce mur se rapprochait d'elle très vite, trop vite.

La pluie tombait de plus en plus fort. Les éclairs illuminaient la nuit soudaine et le tonnerre résonnait sur la mer. Leonelle baissait la tête, fixant son objectif, le port encore loin. Chaque bourrasque de vent risquait de la faire passer par-dessus bord. Sa voile était à la limite de se déchirer, les vagues se creusaient de plus en plus au point de masquer la terre à la vue de la jeune fille. Elle savait qu'elle avait peu de chances de s'en sortir, que les deux tempêtes allaient se heurter juste au-dessus d'elle mais elle ne pouvait rien faire d'autre qu'avancer et espérer.

Un choc soudain fit trembler son bateau. Un grêlon plus gros que son poing venait de heurter le fond de son embarcation. Elle le fixa, balle blanche et luisante comme un avertissement à ce qui venait sur elle à pleine vitesse.

D'autres tombèrent de part et d'autre de son bateau, elle les regarda, comme incrédule, comme en spectatrice. Puis d'un coup, l'enfer se déchaina. Elle vit le rideau de grêle la dépasser. Soudain, partout des morceaux de glace lancés par un démon furieux déchiraient les vagues démontées. Les bords de son bateau explosèrent sous les projectiles, sa voile fut transpercée, déchiquetée, des esquilles de bois volaient dans tous les sens.

Une douleur dans son épaule, un coup, une brûlure, elle se recroquevilla. Un autre dans son dos, elle poussa un cri, se redressa et reçu un choc à la tête. Sa vue se brouilla, un autre contre sa joue manqua de lui casser des dents, sa jambe ensuite. Elle n'était plus qu'une poupée sous les coups d'une enfant hystérique. Un grêlon tapa l'arrière de sa tête et sa conscience explosa.

Elle se sentit tomber au ralentit, une brulure encore sur ses jambes et le bas de son dos, puis le contact de l'eau froide, puis la paix.


La Mère des TempêtesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant