Les dessins se dressent sur le mur face à moi. Un Cygne, une Tortue, un Faucon, un Tigre, une Chouette, un Serpent, un Crocodile, un Loup, un Lion et un Scorpion. Non. Mon Scorpion. Je n'ai vu aucune de ces espèces en vrai, seuls les manuels de biologie montrent des photos anciennes de ces animaux. Pourtant je peux associer chacun de ces dessins au nom de son espèce. Sans aucune hésitation.
-As-tu déjà étudié les forces élémentales qui composent notre monde? me demande ma mère.
Les questions de ma mère ne semblent avoir aucun rapport entre elles, mais je sais qu'elles ont un lien. Ma mère n'a jamais rien laissé au hasard.
-Oui, l'année dernière, en Physique expérimentale. Il y a d'abord les quatre éléments principaux: l'eau, la terre, l'air et le feu. S'ajoutent l'esprit, le métal, le temps, l'ombre et la lumière.
-Essaye d'attribuer à chacun de ces animaux une force élémentale.
-Euh... je dirais que le Cygne va avec l'eau, la Tortue avec la terre, le Faucon avec l'air et la Chouette avec l'esprit. Pour les autres c'est un peu plus compliqué... Peut être le Loup avec le métal, ou alors l'obscurité... Mais pourquoi tu me poses toutes ces questions. Ce ne serait pas plus simple de me dire ce qu'ils ont de particulier ces dessins!
J'ai explosé. Ça m'arrive rarement, mais les évènements d'aujourd'hui, ajoutés à la fatigue font que je n'en peux plus. Je voudrais juste rentrer chez moi et dormir jusqu'au lendemain. Mais ma mère ne l'entend pas de cette façon. Elle répète sa consigne:
-Attribue à chacun de ces animaux une force élémentale.
-Maman, s'il te plaîs, je suis fatiguée. On ne pourrait pas abréger?
Mais elle répète inlassablement:
-Attribue à chacun de ces animaux une force élémentale.
Je m'asseois. Ça ne sert à rien de discuter. Je m'efforce de réfléchir. Je regarde les dessins. Il me semblent plus réels maintenant. Le soleil couchant projette ses rayons sur l'encre sèche, rendant les animaux plus luisants. Plus vivants.
-L'eau et le Cygne. La terre et la Tortue. L'air et le Faucon. L'esprit et la Chouette.
Je regarde plus attentivement. Les rayons flamboyants du soleil baignent le Lion d'une lumière éblouissante.
-La clarté et le Lion.
Le Loup ne semble pas atteint par l'astre du jour. Il est tapis dans un coin sombre du mur.
-L'ombre et le Loup.
Le corps du Crocodile forme, avec sa queue, une sorte de huit couché. Un infini.
-Le temps et le Crocodile.
Le pelage du Tigre semble plus flamboyant que le coucher de soleil lui même.
-Le feu et le Tigre.
Le dernier éclat du soleil fait briller le corps anguleux du Serpent d'une lueur inquiétante. Il semble être la lame d'un poignard.
-Le métal et le Serpent.
Je m'arrête. Il manque qu'une force. Pour mon Scorpion.
-Bien. Je sais que tu es fatiguée, mais on va continuer. Et cette fois c'est toi qui va poser les questions. Vas-y.
-Quels est le lien entre les forces élémentales et les épices d'outre-temps?
-Il est impossible de toucher une force élémentale.
-Je peux toucher de l'eau.
-Oui, tu peux toucher de l'eau, mais tu ne peux pas ressentir sa force. De ce fait, ils ont décidé de modéliser chacune de ces forces par une des espèces d'outre-temps.
-Qui ça ils?
-C'est un peu compliqué à expliquer, mais pour faire simple: certains Ancêtres.
Les Ancêtres désignent aujourd'hui les populations ayant vécu avant la Grande Guerre. Avant la destruction quasi-totale du monde. Mais je pense toujours à mon Scorpion:
-Il manque une force.
-Effectivement.
-Quelle est-elle?
-Tu le sauras bien assez tôt.
Je me rends bien compte que ma mère évite le sujet. Je finis par poser la question qui me perturbé le plus:
-Pourquoi moi?
Cette fois-ci ma mère ne répond pas. Pas tout de suite. Elle hésite. C'est cette hésitation qui me fait comprendre que je n'aimerai pas la réponse.
-Parce que tu es la descendante de l'un d'eux.
-Qui ça eux?
-Certains Ancêtres. Tu es spéciale.
Voilà. Je n'aime pas. "spéciale" ne veux rien dire. Tout le monde est spécial. Physiquement ou moralement. Chacun se différencie du reste du monde par une qualité, un défaut, un trait de caractère qui lui est propre. Je me lance:
-Je ne comprends pas.
-C'est normal. Viens, nous rentrons. On reviendra quand tu sera reposée.
Je n'insiste pas. Même si beaucoup de mes questions restent sans réponse, dormir un bon coup me fera du bien. Beaucoup de bien. Nous faisons donc demi-tour et retournons au fourgon. Il fait maintenant presque nuit. Le soleil s'est couché, mais la lune ne se montre pas encore. L'air a nettement refroidit, privé de la chaleur du soleil. Je me retourne une dernière fois avant de monter dans le véhicule. Ce que je vois me fige sur place. Une silhouette se tient à l'endroit exact que nous venons de quitter. La stature imposante me laisse penser qu'il s'agit d'un homme; je distingue quelques mèches de cheveux sombres dépassant timidement d'une capuche. Il est tourné vers moi, me regarde. J'ai un instant l'impression qu'une lame me transperce, glaciale.
Je ferme les yeux et tente de me calmer. Cela ne dure qu'un instant, mais lorsque je les rouvre, l'homme a disparu. Un frisson me parcourt. Je me tourne vers ma mère pour savoir si elle l'a vu elle aussi. Mais elle s'installe tranquillement sur son siège et met le contact sans un regard vers moi ou vers l'ancienne position de l'homme. Elle n'a rien remarqué. Je décide de me taire. D'oublier.
Je grimpe dans le fourgon et ferme ma portière. Ma mère démare et je me laisse bercer par le ronronnement du moteur. Les lumières de la ville sont déjà allumées, baignant chaque immeuble, chaque maison et chaque bâtiment dans une lumière chaude. Réconfortante. Je crois que c'est à ce moment que je m'endort.
☆☆☆
Je me réveille avec un mal de crâne conséquent. Mon réveil indique 11h47. J'ai raté mes trois premiers cours. J'entends des voix provenant de l'étage inférieur, le rez-de-chaussée. Je me lève péniblement, enfile un sweat par-dessus mon haut de pyjama et descends les escaliers. Arrivée en bas, je suis le son des voix. Je distingue nettement celle de ma mère, mais une autre voix, un ton plus grave, m'est inconnue. Je finis par voir ma mère, en grande discussion avec un homme que je ne connais pas. Un homme qui se tourne vers moi et que je reconnais maintenant. Un homme qui ne devrait plus être là.
Mon père.
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Survivants
Fantasy"-Pourquoi moi? Cette fois-ci ma mère ne répond pas. Pas tout de suite. Elle hésite. C'est cette hésitation qui me fait comprendre que je n'aimerai pas la réponse. -Parce que tu es la descendante de l'un d'eux."
