Sept

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   Sur le chemin du restaurant, je ne cesse de penser à Riley, à ses sarcasmes et à son incroyable méchanceté quand elle m'a lancé sa dernière flèche, avant de s'évaporer. Voilà des mois que je la supplie de me parler de nos parents, que je mendie la moindre miette d'information. Mais au lieu de me dire ce que je veux savoir, elle s'agite, fait la maligne et s'obstine à ne pas m'expliquer pourquoi je ne les ais pas encore vus.

   On pourrait s'imaginer que la mort adoucit les mœurs, rend les gens plus gentils. Pas Riley. C'est toujours la même gamine pourrie gâtée, horripilante. Elle n'a pas changé.
   Sabine remet ses clés au voiturier, et nous entrons.
   L'immense hall tout en marbre, les bouquets délirants et la vue splendide sur l'océan me font changer d'avis. Riley avait raison. C'est vraiment la classe. La grande, la très grande classe. Le genre d'endroit où l'on vient dîner en amoureux, pas avec une nièce grognon.
   Une hôtesse nous accompagne à une table recouverte d'une nappe avec des bougies, et des petits galets d'argent en guise de salière et poivrière. Je m'installe et promène un regard ébloui autour de moi. C'est tellement beau et luxueux, comparé aux restaurants que je fréquente d'habitude !
   Mais je chasse bien vite ces pensées. Il est inutile de ressasser éternellement le passé ou de revoir le film de ma vie d'avant. Même si je vis avec Sabine, et qu'il est difficile de ne pas comparer. C'est la sœur jumelle de mon père : un souvenir vivant, en quelque sorte.
   Elle commande du vin rouge pour elle, pour moi un soda, avant de consulter le menu. Une fois la serveuse repartie, Sabine coince une mèche de ses cheveux blonds, coupés carré, derrière son oreille.

« Alors, le lycée, tes copains, ça va ? » S'enquiert-elle avec un sourire poli.

   J'adore ma tante, je vous assure, et je lui suis profondément reconnaissante de tout ce qu'elle fait pour moi. Mais ce n'est pas parce qu'elle peut mettre douze jurés dans sa poche qu'elle a de la conversation.


« Ça va bien, merci. »

   D'accord, j'avoue que je suis nulle en conversation moi aussi.
   Elle pose sa main sur la mienne et s'apprête à ajouter quelque chose, mais avant qu'elle ait eu le temps de dire un mot, j'ai sauté sur mes pieds.

« Je reviens toute de suite », dis-je dans un murmure, avant de me ruer vers la sortie, renversant presque ma chaise au passage.

   Je n'ai pas besoin de questionner la serveuse, que je bouscule presque dans ma hâte, pour savoir où sont les toilettes, car elle m'indique spontanément le couloir après la porte en se demandant si je vais y arriver à temps.
   Je traverse un hall décoré de miroirs gigantesques dans ses cadres dorés, alignés les uns à côté des autres. Comme nous sommes vendredi, l'hôtel est bondé d'invités d'un mariage qui, à en croire ce que je vois, ne devrait jamais avoir lieu.
   Je croise un petit groupe dont les auras tourbillonnent avec une énergie éthylique tellement échevelée, au point que je crois voir l'image démultipliée de Taylor dans les miroirs.
   Je titube jusqu'au toilettes, où j'agrippe le marbre du lavabo en luttant pour reprendre mon souffle. Je me concentre sur les orchidées en pot, les lotions parfumées, la pile de serviettes immaculées sur un plateau de porcelaine, et petit à petit j'arrive à calmer mon agitation, à la recentrer et à la dominer.
   Il faut croire que je me suis tellement habituée au flux d'énergie sauvage que j'ai oublié à quel point cela pouvait me perturber quand je suis sans défense, sans mon iPod. Mais la décharge que j'ai ressentie quand Sabine a posé sa main sur la mienne trahissait tant de solitude, une telle tristesse résignée que j'ai cru recevoir un coup de poing sans le ventre.
   Surtout quand je me suis rendue compte que j'en étais responsable.
   Sabine se sent seule, mais je feins de l'ignorer. On vit sous le même toit, mais on ne se voit guère. Pendant la journée elle est au travail, moi au lycée, et le soir et le week-end je me cloître dans ma chambre ou sors avec mes amis. J'oublie quelquefois qu'il n'y a pas que moi à avoir perdu ma famille, et que même si Sabine m'a accueillie et essaie de m'aider, elle se sent toujours aussi solitaire et vide que le jour où le drame est arrivé.
   J'aimerai vraiment lui prendre la main, l'aider à adoucir sa peine, mais je ne peux pas. Je suis trop abîmée, trop bizarre. Je suis une pauvre fille qui entend les pensées des autres et parles au défunts. D'autant qu'il me faut le cacher. Je ne peux pas risquer de laisser quelqu'un m'approcher de trop près. Pas même elle. Le mieux que je puisse faire, c'est de réussir en classe pour partir étudier loin d'ici, et lui permettre de retrouver une vie normale. Une vie où elle pourra peut-être sortir avec l'homme qui travaille dans le même bâtiment qu'elle. Elle ne le connaît pas encore, mais j'ai entrevu son visage quand sa main a effleuré la mienne.
   Je me recoiffe rapidement, remets une couche de gloss et retourne à notre table, décidée à faire des efforts pour l'aider à aller mieux, sans livrer mes secrets. Je me rassieds à ma place, bois une gorgée de soda et lui souris.

« Ça va bien. Vraiment. Alors, tu planches sur des cas intéressants, en ce moment ? Et au fait, il y a des types sympas là où tu travailles ? »


   Après dîner, j'attends devant le restaurant, le temps que Sabine règle le voiturier. Le mélodrame qui se déroule devant moi, entre la future mariée de demain, et sa prétendue demoiselle "d'honneur", m'absorbe tellement que je sursaute en sentant une main se poser sur mon bras. Une onde de chaleur me traverse tout entière au moment où nos regards se croisent.

« Tiens, salut ! »

   Taylor détaille ma robe et mes chaussures, avant de plonger ses yeux dans les miens en souriant.

« Tu es magnifique. J'ai failli ne pas te reconnaître sans ta capuche. La soirée était agréable ? »

   Je suis tellement tendue que c'est un petit miracle si j'arrive à acquiescer.

« Je t'ai vu passer dans le hall, tout à l'heure, reprend-t-il. Je voulais te dire bonjour mais tu avais l'air très pressée. »

   Que fabrique-t-il dans un hôtel de luxe un vendredi soir ? Il porte un blazer en laine sombre, une chemise noire à col ouvert, un jean griffé et ses éternelles bottes. Il est beaucoup trop élégant pour quelqu'un de son âge, mais sa tenue lui va comme un gant.

« J'ai de la visite » , dit-il en réponse à ma question muette.

   Sabine arrive à point nommé, alors que je me creuse la cervelle pour savoir quoi ajouter. Ils se serrent la main pendant que je fais les présentations.
   Taylor me rend les paumes moites, il me met l'estomac en vrille, et je pense à lui presque sans arrêt !

« Euh... Taylor et moi sommes dans la même classe. Il arrive du Nouveau-Mexique. »

   J'espère que cela va suffire, le temps que la voiture arrive.
   Ma tante lui sourit, et je me demande si elle aussi ressent ce merveilleux bien-être qui m'envahit.

« Où ça, au Nouveau-Mexique ? Demande-t-elle.
-Santa Fe.
-Oh ! Il paraît que c'est superbe. Je rêve d'y aller.
-Sabine est avocate, elle travaille beaucoup », dis-je en bredouillant, les yeux fixés dans la direction d'où la voiture devrait arriver dans dix, neuf, huit, sept...

« Nous allions rentrer à la maison, mais si vous voulez vous joindre à nous, c'est avec plaisir », propose ma tante.

   Je la dévisage, bouche-bée, paniquée. Je n'en reviens pas : je ne l'ai même pas vue venir ! Je jette un coup d'œil à Taylor en priant pour qu'il refuse.

« Merci, mais je dois y retourner », s'excuse-t-il en faisant un geste du pouce par dessus son épaule.

   Mes yeux suivent le mouvement et s'arrête sur une rousse incroyablement belle, vêtue d'une robe noire hyper sexy et juchée sur de fines sandales à talons.
   Elle esquisse un sourire froid. A peine un léger mouvement de ses lèvres roses et brillantes. Elle est trop loin pour que je puisse lire dans ses yeux. Cependant, je devine dans son expression, son port de tête, quelque chose de moqueur, comme si c'était délicieusement drôle de nous voir réunis.
   En me retournant, j'ai la surprise de découvrir Taylor tout près de moi, ses lèvres entrouvertes à quelques centimètres des miennes. Il frôle ma joue d'un doigt léger et cueille une tulipe rouge derrière mon oreille.
   Et avant que j'aie eu le temps de réagir, je me retrouve seule devant le restaurant, où il est retourné avec son invitée.
   Je contemple la tulipe, et en caresse les pétales vermeils et charnus en me demandant d'où elle peut sortir – surtout plusieurs mois après le printemps.
   Bien plus tard dans la soirée, dans la solitude de ma chambre, je réalise que la fille rousse n'avait pas d'aura, elle non plus.


   Je devais dormir d'un sommeil de plomb car en entendant du bruit dans ma chambre, j'ai la tête tellement lourde et brumeuse que je n'ouvre même pas les yeux.

« Riley, c'est toi ? »

   N'obtenant pas de réponses, je me dis qu'il s'agit encore d'un de ses tours à la noix. Je ne suis vraiment pas d'humeur à jouer, j'attrape mon deuxième oreiller et me le colle sur la tête. Mais le remue-ménage continue.

« Écoute, Riley, je suis crevée ok ? Je m'excuse t'avoir parlé comme ça et je suis désolée si je t'ai blessée, mais je n'ai vraiment pas envie de reparler de ça maintenant, à... »

   Je soulève l'oreiller et jette un coup d'œil à mon réveil.

« À presque 4 heures du matin. Tu ne veux pas repartir d'où tu viens et revenir à une heure normale ? Si tu veux, je te prête la robe que je portais pour le bal de fin d'année, parole de scout. »

   Sauf que maintenant, évidemment je suis bel et bien réveillée. Je balance l'oreiller et fixe la silhouette assise sur la chaise près de mon bureau. Qu'y a-t-il de si important qui ne puisse pas attendre demain ?

« Je me suis excusée d'accord ? Que te faut-il de plus ?
-Tu me vois ? Questionne la silhouette en s'approchant.
-Évidemment que je te... »

   Mais les mots me manquent quand je comprends que ce n'est pas Riley.

Eternels - EvermoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant