Je vois des morts. Sans arrêt. Dans la rue, à la plage, au centre commercial, au restaurant, errant dans les couloirs du lycée, faisant la queue à la poste ou dans la salle d'attente chez le médecin, jamais chez le dentiste, en revanche.
Contrairement aux fantômes au cinéma ou a la télé, ils ne sont pas envahissants, ne sollicitent pas votre aide, ne vous arrêtent pas à tout bout de champ pour faire la causette. À la rigueur, ils se bornent à sourire et à agiter la main quand ils se rendent compte que je les ais vus. Ils aiment bien qu'on les regarde, comme tout le monde.
Mais la voix dans ma chambre n'était pas celle d'un fantôme, ni celle de ma sœur. Elle appartenait à Taylor.
J'ai compris que j'étais en train de rêver.
Il se glisse à côté de moi quelques secondes après la sonnerie – étant donné que c'est le cours de M. Robins, cela signifie être en avance.
« Salut. »
Je réponds par un signe de tête désinvolte pour qu'il ne soupçonne pas que je suis mordue au point de rêver de lui.
Il tapote son stylo sur la table avec un toc toc toc persistant qui n'en finit pas et me tape sur les nerfs.
« Elle a l'air sympa ta tante. »
Je réponds du bout des lèvres, et en même temps je maudis M. Robins de traîner dans les toilettes des profs, priant pour qu'il range sa flasque et se décide enfin à venir faire son boulot.
« C'est vrai, elle est super.
- Moi non plus, je ne vis pas avec ma famille », reprend Taylor.
Sa voix étouffe l'effervescence régnant dans la pièce et la tempête dans ma tête, tandis qu'il fait tourner son stylo entre ses doigts à toute vitesse, sans jamais ralentir, ni le faire tomber.
Je cherche mon iPod dans ma poche secrète en me demandant qu'il le prendrait vraiment mal que je le mette à fond pour ne plus l'entendre.
« Je suis émancipé, précise-t-il.
- Vraiment ? »
J'ai répondu du tac au tac, alors que j'avais la ferme attention de limiter nos échanges au strict minimum. Il faut dire que c'est la première fois que je rencontre un mineur émancipé. Moi qui croyais que l'on devait se sentir terriblement triste et seul... Si j'en juge d'après sa voiture de luxe à l'hôtel St Regis, je me trompais sur toute la ligne.
« Vraiment », confirme-t-il.
Et dès qu'il s'arrête de parler, j'entends les murmures amplifiés de Stacia et Honor, qui me traitent de pauvre folle, et d'autres noms d'oiseaux. J'observe Taylor lançant son stylo, qui décrit une série de huit en l'air avant de retomber en équilibre dans sa main.
« Et ta famille, où est-elle ? » Demande-t-il.
C'est vraiment bizarre d'entendre le bruit s'arrêter et recommencer, recommencer et s'arrêter, tel un jeu de chaises musicales détraqué. Un jeu où je me retrouverais toujours debout. Toujours perdante.
« Pardon ? », dis-je perturbée par le stylo magique de Taylor qui flotte entre nous, tandis que Honor se moque de ma tenue et que son petit ami fait mine d'approuver, alors qu'en fait il se demande pourquoi elle ne s'habille pas pareil.
Du coup, j'ai envie de remonter ma capuche et de monter au maximum le son de mon iPod pour me noyer dans un flot de musique et tout oublier. Y compris Taylor.
Surtout lui.
« Elle vit où, ta famille ? » Répète-t-il.
Je ferme les yeux quand il parle – silence, brèves secondes de doux silence. Je rouvre les paupières et plante mon regard droit dans le sien.
« Ils sont morts », dis-je au moment où M. Robins entre en classe.
Attablé en face de moi, Taylor me dévisage pendant que je cherche désespérément Miles et Haven du regard. En déballant mon repas, j'ai découvert une tulipe rouge dissimulée entre mon sandwich et mon paquet de chips. Une tulipe. Identique à celle de vendredi soir. J'ignore comment il s'est débrouillé pour la cacher là, mais je suis sûre que c'est Taylor. Ce ne sont pas tant ses tours de magie qui me dérangent que sa façon de me regarder, de me parler, de me faire vibrer...
« Oh, je suis désolé. Pour ta famille. Je ne savais pas... »
Les yeux baissés, je joue nerveusement avec le bouchon de ma bouteille de jus de fruit. J'aimerais qu'il n'insiste pas.
« Je n'aime pas trop en parler. »
Il pose sa main sur la mienne, m'insufflant un sentiment de bien-être, de chaleur, de calme et de quiétude auquel je m'abandonne, savourant pleinement l'instant, reconnaissante de n'entendre que ce qu'il dit, pas ce qu'il pense. Comme une fille banale – avec un garçon qui est tout sauf banal.
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Eternels - Evermore
FantasyAvant l'accident, Ever Bloom était une adolescente populaire et joyeuse. Quand elle perd toute sa famille dans cet épisode tragique, elle reçoit soudain un terrible don : celui de lire dans les pensées des gens et de connaître leur vie simplement en...