La fête des saisons (2)

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Eoran se lève et se dirige vers la salle de bain attenante. Une grande pièce donnant en partie sur l'extérieur occupée en son centre par une grande baignoire. Le vent gonfle les rideaux, dévoilant les frondaisons des arbres. Le palais est construit en étages sur un groupe d'arbres les plus hauts de la forêt d'Orphana. Il tourne les robinets, fait couler de l'eau chaude et parfumée et reste quelques secondes assis sur le bord de la cuve en regardant les volutes de vapeur se délier vers le plafond. Son mal de tête ne le quitte pas.

Puis il se dirige vers une vasque surmontée d'un miroir. Son reflet lui présente un jeune elfe aux yeux encore embués de sommeil et aux longs cheveux noirs d'ébène emmêlés. Il est de taille moyenne et très svelte. Un corps imberbe dont seule sa toison pubienne le différencie d'un adolescent. Il n'est pas très musclé et ses traits sont fins. Le bout pointu de ses oreilles dépasse des boucles de ses cheveux encadrant deux yeux vert d'eau. Il se passe un peu d'eau sur le visage puis se glisse dans la baignoire déjà à moitié remplie. L'eau chaude lui fait un bien fou. Il sera un peu plus en retard que prévu à la salle des requêtes, mais peu importe. 

Toutes les semaines, son père donne audience dans cette salle aux habitants du royaume qui ont des sollicitations à faire au roi. Cela dure des heures et c'est chaque fois la même chose. Un voisin qui fait trop de bruit, une femme trompée, de l'argent volé, tous ces petits problèmes du quotidien que le roi doit écouter et auxquels il doit trouver une solution. Depuis quelques mois, Ertorio insiste pour que son fils accédant au trône assiste à ces séances pour y prendre de la graine. 

Eoran se laisse couler sous la surface de l'eau. Il sent ses cheveux se dénouer et flotter tout autour de son visage comme autant de fils de soie. Ses muscles se détendent. La fin de la soirée de la veille lui revient en mémoire. 

Après que Gweldin se soit insurgé contre les avances du prince, il était reparti sans un mot dans la salle des réceptions. Eoran en avait ressenti des sentiments contradictoires. Vexé, il n'était pas habitué à ce que quelqu'un lui refuse quoi que ce soit. Son statut de prince lui donnait généralement tout ce qu'il voulait. Mais en même temps, il était de plus en plus attiré par ce beau jeune homme qui se refusait à lui. 

Après quelques minutes passées seul sur le bord de la terrasse, Eoran se relève et retourne lui aussi dans la grande salle. La fête bat son plein. C'est le milieu de la nuit et Taïwa, la lune rouge est haut dans le ciel. Les jeunes elfes boivent, rient et dansent en tourbillonnant ; des couples se forment et certains se mettent à l'écart pour se faire la cour. Gweldin a dit vrai. Peu importe qu'on soit hétéro, bi ou gay, ici à Orphana. Cela fait partie de la culture qu'Eoran a toujours connu. Sa mère elle-même lui racontait quand il était plus jeune qu'avant de rencontrer son père, Ishtara avait eu une longue et belle relation avec une elfe aux cheveux gris dont, apparemment elle avait gardé un doux souvenir. 

Quelques secondes seulement après être entré dans la salle, un jeune elfe se rapproche de lui pour lui offrir un verre et entamer une conversation. Il est plutôt mignon, mais Eoran refuse le verre et va s'asseoir à une table, seul. Il se rend compte que sa déception se transforme en colère. Ce Gweldin est un paysan rustre et arriéré. Pourtant il se rend compte qu'il cherche le jeune homme des yeux parmi les jeunes elfes qui festoient. Ce qui l'énerve encore plus.

Eoran sent une présence. Il tourne la tête et aperçoit Gweldin, debout à quelques pas de sa table, l'air indécis. Le voyant se retourner, celui-ci se décide à franchir la distance qui les sépare.
- Je suis navré, Eoran... votre altesse. Une fille m'a expliqué lorsque je suis rentré que vous étiez le prince, et je ne voulait pas vous manquer de respect.
La colère du jeune homme retombe dans un soupir.
- Ne t'excuse pas, Gweldin. Tu n'es pas d'ici et vos mœurs en Ambroisie ne sont pas les mêmes qu'à Orphana. Pour une fois que quelqu'un ne fait pas ce que je souhaite juste parce que je suis le prince...
Gweldin lui donne une tape amicale sur l'épaule.
- Alors viens avec moi, je te dois une choppe d'Ambroisie. Une autre coutume du sud est de toujours rendre ce qu'on t'a offert. Mais j'aurais bien besoin de ton talent pour accéder rapidement au bar.
Le paysan ponctue sa phrase d'un éclat de rire tonitruant. 

Les heures qui suivent une tournée en remplace une autre, Gweldin tenant à chaque verre offert par le prince à lui rendre la pareille. L'hydromel, petit à petit, engourdit les deux jeunes hommes. Gweldin raconte son enfance au prince, dans les plaines d'Ambroisie, avec son père, sa mère et sa petite sœur. Leur vie est simple, rythmée sur les saisons, et bien que les temps soient un peu difficiles, ils ont dans le sud une vie paisible. Gweldin part parfois plusieurs semaines l'été avec le troupeau de Molbacks, et il apprécie la solitude et le contact avec la nature. Les hivers sont rudes dans le sud et sont occupés en famille dans leur maison sous terre. 

Eoran se confie à son tour à son nouvel ami sur les méandres de la vie à la cour, cette impression permanente que les gens ne veulent jamais savoir qui il est vraiment mais l'approchent uniquement parce qu'il est le prince. Il lui explique qu'il n'a pas franchement envie de prendre le trône, et que pour le moment il s'étourdit dans des fêtes pour ne pas penser à ses futurs responsabilités, qui finalement le rattrapent peu à peu.

De temps en temps l'Ambroisien se retourne sur une jeune elfe.
- Salina est réputée pour coucher facilement. Si tu ne veux pas te retrouver avec des démangeaisons demain matin, je te conseille de l'éviter... Aora est très jolie, mais tu ne devrais pas trop t'approcher sinon tu vas t'attirer les foudres de son futur mari, et il n'est pas commode, et très grand.
Les deux jeunes elfes s'amusent, et passent de groupe en groupe en riant et dansant de temps en temps. La soirée bat son plein et l'hydromel aidant, Eoran se sent flotter dans son corps. Une pointe de tristesse et de jalousie l'assaille quand il pose un regard dérobé sur Gweldin qui semble s'amuser avec une belle elfe rousse et grande, lui enserrant la taille et la faisant rire en lui murmurant des choses à l'oreille. 

Eoran sort la tête de l'eau. Le chant des oiseaux et le murmure du vent le ramènent au présent. Un bruit de froissement de tissu provient de la chambre. Quelques pas feutrés sur le parquet de la chambre, une silhouette se découpe dans l'encadrement de la porte. Eoran glisse la main dans ses cheveux en soupirant.
- Tu peux y aller Divana, je dois aller à la salle des requêtes.
Et il replonge sa tête sous l'eau encore chaude. 

L'exilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant