Le soleil peine à percer la brume ouatée. Une lampe au cou recourbé baigne le salon d'une lumière tamisée. Assise dans son fauteuil, tante Miette fignole la confection d'un frac pour le mari d'une de ses clientes. L'épisode de la veille lui creuse les yeux et son silence est lourd de sens ; d'habitude, elle rayonne et rit du fait que nous traînaillions au petit déjeuner. Cela ne fait qu'amplifier mon inquiétude. Noam me donne un coup de coude dans les côtes, j'ai alors le sentiment que la contrariété se lit sur mon visage. Soudain, le clocher de l'église brise le susurrement du fil ondulant sur le tissu. Il nous rappelle l'heure d'aller en cours. Nous engloutissons nos tartines, buvons d'un trait notre café au lait, puis plongeons dans nos manteaux avant de déposer un baiser sur la joue sucrée de Miette.
- Bonne journée, nous murmure-t-elle.
Nous sortons dans un fracas de tous les diables. Nous n'ignorons pas que Miette déteste entendre claquer la porte, mais c'est presque devenu un automatisme. Nous traversons le parc municipal à grandes enjambées. Sa grille rouge et blanche aux courbes poupines nous rappelle les sucres d'orge des confiseries de la ville. Ses allées de pierres de toutes les couleurs ondulent comme des serpentins. Quand le soleil et la pluie s'unissent dans une ronde effrénée, l'arc-en-ciel camarade avec les allées, ne formant plus qu'une seule et même route pour se balader au creux des nuages. Ses peupliers, puissants et robustes, fendent le ciel comme des sucettes guimauves et le feuillage des saules pleureurs se répand sur le passage comme des cascades de champagne. Au printemps, le parc se pare de mille lumières et un bal y est donné pour célébrer la saison nouvelle.
Le lycée se trouve à l'extrémité du jardin, ce qui, lorsqu'on y réfléchit bien, nous fait une sacrée trotte. Nous accélérons le pas. Tous les matins, c'est le même cirque. Même si tante Miette nous réveille de bonne heure, la faille temporelle a toujours lieu. Je m'étonne toujours de la vitesse à laquelle passe le temps. Je me demande même si la minute équivaut à soixante secondes, tant le temps se réduit de moitié. J'en doute si j'en juge par notre précipitation quotidienne. Nous arrivons à hauteur du kiosque. Il s'élève dans une succession d' e n roulements souples et de moulures torsadées. Des marc h e s dentellent son contour. C'est alors que je l'aperçois pour la première fois...
Trébuchant sur le coude noueux d'une racine, je m'étale de tout mon long. Noam freine sa course et tend son bras pour m'aider à me relever.
- Bah alors, s'esclaffe-t-il. Tu voulais voir si tu pouvais voler ?
Je regarde mon pantalon grignoté par les graviers. - Oh la barbe ! Miette va encore en faire une jaunisse !
- Ça va ? me hèle-t-on, au loin.
C'est elle. Elle pour qui je viens de tomber. Elle se tient debout sur les marches et me fixe, incrédule. Je hoche la tête de manière affirmative.
- Attention ! les serpents-taupes sont espiègles et se nichent un peu partout dans le parc ! s'exclame-t-elle d'une voix de petit oiseau.
- Les serpents quoi ? dit-on d'une seule et même voix.
- Les serpents-taupes ! Ils s'enroulent sans crier gare autour de nos chevilles, avant de replonger la tête la première dans la terre, poursuit-elle, avec une sincérité déconcertante.
Noam et moi restons interdits face à son histoire rocambolesque. D'où sort-elle ?
Elle s'approche de nous, tout en esquissant un sourire aux allures de chemin de fer.
- Qui es-tu ? demande Noam, agressif.
Les joues de l'illuminée s'enflamment. Visiblement le ton glacial de mon frère la trouble et elle se met à balbutier.
- Oui...heu...je...je suis nouvelle, je vais au lycée là-b...
Noam hausse les épaules, dédaigneux. La fille rougit davantage et n'ose poursuivre. Elle a des éclats chocolat dans les yeux. J'en croquerais bien quelques morceaux. Ses cheveux enténébrés, remontés sur le dessus de la tête, explosent en palmier. On la dirait tout droit sortie d'un panier d'oursins.
- Je m'appelle Maya Lupa, insiste-elle, aimable.
- Tant mieux pour toi, grogne Noam.
Maya s'empourpre de plus belle. Notre premier contact me fait penser à une vieille pelote de laine : le fil élimé risque de rompre à tout moment.
- Que fais-tu par ici ? Les mots sont sortis en rafale. Impossible de me contrôler. Noam laisse l'absinthe de ses prunelles me glacer le sang. Maya reste figée, comme inerte.
- Ça va ? lui dis-je, en ignorant la colère de mon frère.
- Tu... tu saignes ! s'exclame-t-elle.
Instinctivement, je baisse les yeux sur mon genou qui me picote furieusement.
- C'est rien, aboie Noam dont le sang s'étale sur le pantalon comme une tache d'encre sur un buvard. D'un geste brusque, il me prend par la manche et m'entraîne avec lui. Il ne veut rien savoir de cette fille, ni même entendre ce qu'elle essaie de dire. Nous nous éloignons rapidement d'elle. Elle ne bouge pas, choquée. Elle ne comprend pas.
- Qu'est-ce qui t'a pris ?
- Je n'en sais rien, bougonne Noam. Elle ne m'inspire pas confiance. Et puis, t'as vu sa tronche de canard électrique ?
Outré, je ne peux, cependant, m'empêcher d'éclater de rire et dois m'arrêter tant ma jambe me fait souffrir.
- Et puis, de quoi elle se mêle, d'abord, celle-là ? continue-t-il, hargneux. On ne lui a rien demandé que je sache ! C'est un secret, tu as oublié ?
Je redeviens subitement plus sérieux, la réaction de mon frère me galvanise.
- Arrête Noam ! Elle n'y est pour rien. Tu aurais très bien pu tomb...
- Qu'elle s'occupe de ses oignons, un point c'est tout ! C'est la première fois que nos sentiments divergent. Pourquoi je veux faire confiance à cette fille alors que pour Noam, elle n'inspire que méfiance ? Deux sentiments pour une seule et même personne ! Etrange... Je suis lui. Il est moi. Impossible de nous différencier.
Nous arrivons devant la grille du lycée. Le portail est fermé. J'ai le genou en miettes et une pointe de côté me noue le ventre.
-Punaise ! souffle Noam.
Après quelques minutes d'attente, monsieur Delavert, le proviseur, vient nous accueillir en personne. Mauvais signe. Il a le sourcil broussailleux et l'œil batracien. Avec sa jambe de bois et son ventre bedonnant, il ressemble à un bilboquet.
- Cette fois, messieurs, vous n'y couperez pas ! Je vous ai vus, pas de chance ! ronronne-t-il, en tapotant son œil de verre avec le pommeau de sa canne.
- Mademoiselle Lupa, s'exclame-il.
Je me retourne. La nouvelle se tient juste derrière nous. Mon cœur se resserre comme prisonnier d'un étau. Ma respiration se saccade. Je me sens mal...très mal. A-t-elle entendu notre conversation à son sujet ?
- Nous ne pouvons pas dire que vous soyez la ponctualité personnifiée, non plus ! Une heure de retenue ! Messieurs, poursuit Delavert, en nous défiant de sa canne, je vous garde également demain après les cours ! Et pas de protestation, je vous prie, vous apprendrez, sûrement, une bonne fois pour toute, à être à l'heure !
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Tout ce que je ne t'ai jamais dit
Romance" Vous êtes nés de l'amour d'un homme et d'un rayon de lune... " Miette, jeune femme célibataire, reste chevillée à cette légende. Elle sait que c'est l'unique façon de justifier l'étrange lien qui unit les deux enfants qu'elle a recueillis, il y a...