Avant la nuit (1)

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La rencontre 

Aujourd'hui, papa me présente sa nouvelle copine et son fils. Je ne dirais pas que je suis ravie, mais je suis heureuse pour mon père. Depuis le décès de maman, il y a deux ans, il est tout triste. Il se traîne d'un côté et de l'autre de la maison, l'âme en peine, et cela me brise le cœur de le voir dans cet état.

La mort de ma mère a été un sacré coup dur, elle a eu un accident de voiture. Lorsque je l'ai su, je me trouvais en classe, en plein contrôle de maths. Le proviseur a frappé et a demandé à me parler. À ce moment-là, j'ai compris que c'était grave, que ma vie ne serait plus jamais la même. Papa attendait dans le couloir, hagard. Il m'a à peine regardée quand je me suis dirigée vers lui.

— Elle a eu un accident. C'est fini, elle est morte.

Il m'a prise dans ses bras. J'ignore encore pourquoi j'étais trop sonnée pour verser la moindre larme. Je me souviens à peine des jours suivants, j'ai pleuré, j'ai soutenu mon père, j'ai tenté de faire bonne figure au collège. Puis, un jour j'ai recommencé à rire. C'est arrivé comme ça, au moment où je m'y attendais le moins. Il y avait ce type dans ma classe, un vrai pitre, et mignon avec ça. Farid est devenu mon premier petit ami, le premier d'une longue liste. Il m'a laissée tomber au bout d'un mois seulement. Bon en fait cela ne faisait pas tout à fait un mois, vingt-sept jours pour être exacte. Mais, je préfère dire un mois, c'est moins fatiguant et surtout je n'ai pas l'air de compter les jours (les heures) durant lesquels je reste avec un garçon. Je n'avouerai pas non plus que tout est bien consigné, à la minute près dans mon journal intime. J'avais commencé à noter les secondes aussi, mais cela me demandait trop de calcul mental.

Oui, je suis nulle en maths, ce n'est pas ma faute, je crois que je fais un blocage depuis le départ de maman. Dès que je me trouve devant une équation, mon cœur palpite et je sue à grosses gouttes. C'est pour cela que je suis toujours toute seule au fond de la classe, on ne sait jamais si mon déodorant décidait de me lâcher à ce moment-là.

Enfin bon, j'ai revêtu ma plus belle robe, et j'ai mis mes jolies chaussures à talons, le cadeau de papa pour mes quinze ans. Nous retrouvons Véro et son fils au restaurant, en terrain neutre comme dit mon père. Afin que nous soyons tous plus à l'aise.

Le garçon s'appelle Donatello... Oui, je sais, comme la tortue Ninja. Quand j'ai appris son nom, j'ai rigolé, sauf que papa, lui, n'a pas ri du tout. Il m'a sommée de me montrer gentille. Il apprécie Véro et il souhaite que tout se passe bien entre nous quatre. Après cela, je n'ai pas pu m'empêcher de demander si le restaurant était une pizzéria. Il m'a répondu que non sans lever les yeux de son journal. Je crois qu'il n'a pas compris ma blague, elle était drôle pourtant.

Maintenant, nous sommes installés dans la voiture, et je stresse à mort. J'aimerais savoir comment est ma marâtre, et Donatello avec un doit être un adorable petit garçon. J'ai apporté un cahier de coloriage et des feutres, afin de l'occuper à table et de faire plus ample connaissance. J'ai trouvé un joli papier cadeau à l'effigie des tortues ninja, un clin d'œil sympa. C'est ma meilleure amie qui m'a donné l'idée, à son avis le mioche est fan du dessin animé, il ne peut pas en être autrement avec un prénom pareil. Je n'ai pas parlé de mon présent à papa, je voulais le surprendre lui aussi, lui prouver que je suis OK avec son choix et que je fais des efforts.

Mon père se gare en face la devanture du restaurant, on est en plein été et je découvre une jolie terrasse ombragée, grâce à un saule pleureur. Plusieurs clients sont déjà installés, je tente de repérer une femme avec un enfant. Je sors le paquet destiné à Donatello de mon sac. Aucun bambin en vue, ils ne doivent pas encore être arrivés. Pourtant, papa marche d'un pas décidé vers une table. Une dame blonde y est assise avec un gars de mon âge. De là où je me trouve, difficile de distinguer ses traits, il porte une casquette et a le nez collé sur l'écran d'une console portable.

Dès qu'elle nous aperçoit, la femme affiche un grand sourire et se lève à notre approche. Pas possible, Véro c'est elle ? Alors ça signifie que Donatello est cet adolescent ? Je fais quoi, moi, avec mon cadeau ridicule ? Je tente de le glisser discrètement dans mon sac, mais papa me prend par la main. Impossible de me débarrasser de ce truc.

Mon père dépose un baiser sur les lèvres de sa copine, et me force à avancer.

— Je te présente ma fille Clélie.

Véro m'embrasse sur les deux joues.

— Je suis contente de te rencontrer, Vincent parle tellement de toi, elle se tourne vers son fils. Voici Donatello, il a le même âge que toi, j'espère que vous vous entendrez bien.

À ce moment-là, il lève le regard de son jeu vidéo, deux yeux noirs me percent. Ils sont sublimes. Malheureusement, je ne peux en dire autant du reste de sa personne, il est d'une maigreur effrayante. Son visage est couvert d'acné et une moustache de poils fins orne sa lèvre supérieure. Papa lui serre la main, puis Donatello reproduit le geste vers moi. Comme j'ai toujours ma paume prise dans celle de mon père, je suis bien obligée de montrer le paquet que j'ai caché dans mon dos jusqu'à présent.

Je le mets sur la table avant d'attraper une main molle et moite. Pour un premier contact, c'est peu ragoûtant.

— Qu'est-ce que c'est ? demande Véro.

Tous les trois me regardent, j'ai deux solutions : soit je raconte que ce n'est rien et papa va me poser un milliard de questions jusqu'à qu'il sache exactement ce que renferme le papier cadeau, soit je donne la vérité tout de suite. Quitte à être ridicule, autant limiter les dégâts.

— C'est pour Donatello, dis-je en lui tendant avec un sourire que j'espère sincère.

Il m'observe avec un drôle d'air.

— Moi, c'est Don !

Il saisit mon présent, l'inspecte comme il était recouvert d'une substance visqueuse non identifiée. Il le retourne dans tous les sens. Il secoue la tête comme s'il était triste. Un léger soupir s'échappe de ses lèvres et il se décide enfin à tirer sur le scotch.


Apprends le désir/Impossible désir [sous contrat d'édition BMR]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant