Rachel déjeuna donc en vitesse et s'empressa de sortir de la cantine pour rejoindre un couloir silencieux, sous le regard un peu inquiet de ses trois amies, et même légèrement suspicieux de Maxime et Norma.
Les cours de l'après-midi s'enchaînèrent, et le calvaire qu'endurait Rachel se mua en supplice. Sa tête était tellement emplie de bruit qu'elle n'entendait plus rien, elle avait le sentiment très net d'avoir un marteau dans le crâne et, durant la deuxième heure de littérature, au bord de la crise de nerfs, elle demanda à son professeur s'il lui était possible d'aller à l'infirmerie. Non, elle n'avait pas besoin d'être accompagnée, ça irait, merci. Elle sortit de la classe. Le calme du couloir fut une véritable délivrance, elle prit une grande respiration, ferma les yeux de délice et se laissa glisser contre le mur pour se retrouver assise par terre. Je ne savais pas qu'on pouvait à ce point apprécier le silence, quel régal, quel bonheur... Elle en pleurait de soulagement. Bien entendu, elle n'avait jamais pensé se rendre à l'infirmerie, elle craignait qu'on lui diagnostique une hyperacousie ou quelque chose dans le genre, ce qui supposerait une batterie d'examens sans fin dont elle n'avait absolument pas besoin, moralement parlant.
Elle sécha le cours suivant, ne se sentant pas le courage de subir de nouveau cette torture, et se rendit au CDI – vide, excepté deux ou trois personnes – où elle put travailler en attendant l'heure suivante.
La sonnerie retentit à 16h55. En se dirigeant vers la salle de monsieur Lemier, elle se fit la réflexion que le bruit que produisait la cloche à chaque interclasse ne paraissait pas plus strident que d'habitude, contrairement au vacarme des conversations dans les couloirs et dans la cour, qui la firent accélérer encore le pas, et presque se mettre à courir. Elle priait pour que le cours d'Histoire de l'Art se passe bien. Elle avait pour habitude de s'asseoir à côté d'Elisa Von Hohenberg, une camarade qu'elle appréciait pour son attitude en classe, à la fois studieuse et détendue, mais ce jour-là elle arriva un peu tard et Hannah Jouvet avait pris la place à côté d'Elisa. Elle s'assit donc juste derrière Hannah, à côté de Valérie Fox, une fille qui n'avait jamais inspiré aucune sympathie à Rachel, à l'air constamment ennuyé et au regard peu engageant. Bon, au moins elle n'est pas bavarde, je vais pouvoir me concentrer tranquillement.
Monsieur Lemier annonça le titre de la nouvelle thématique du cours, "Art et économie". Alors qu'elle commençait l'exercice d'ouverture de ce nouveau chapitre, Rachel se rendit compte que le brouhaha dans son crâne avait diminué. Ou plutôt non, il avait changé. Il y avait toujours ce bruit incessant, mais c'est comme s'il était plus distinct, c'est-à-dire moins vague, moins flou. Rachel entendait des mots, enfin des bouts de mots, des syllabes. Super ! L'écho se transforme en voix maintenant, de mieux en mieux ! Elle en devenait ironique. Prise entre angoisse et extrême fatigue, elle poussa un long soupir.
"Qu'est-ce qu'elle a ? Pitié, ne me raconte pas ta vie..."
Rachel tourna vivement la tête vers sa voisine, mi-surprise mi-incrédule :
- Je te demande pardon ? demanda-t-elle à Valérie, qui aussitôt haussa bien haut les sourcils et posa sur elle des yeux étonnés.
- Je n'ai rien dit, répondit-elle froidement.
Rachel ne savait pas quoi dire. Valérie semblait réellement surprise.
Est-ce que j'ai rêvé, ou elle a vraiment dit ça ? C'est la migraine qui doit me jouer des tours... Oh là là, ça va vraiment pas du tout, moi.
"Ok, elle est cheloue. Je le savais."
Là, Rachel se tourna complètement vers sa voisine et l'observa avec son air le plus déterminé possible – déterminée, elle ne l'était pas franchement.
- Bon. T'as un problème ?
- Je crois que c'est moi qui devrais te poser la question. Je n'ai rien dit, c'est pas de ma faute si t'entends des voix, ricana Valérie.
Elle la lorgnait désormais d'un air hautain et...oui, méprisant. Génial. Rachel était complètement perdue. Elle ouvrit la bouche, sur le point de riposter... ou peut-être devait-elle s'excuser ? Elle ne savait pas, elle était confuse, perdue, et aucun mot ne sortit de sa bouche. Tandis que Valérie continuait de lui lancer des regards moqueurs, elle décida d'essayer d'oublier tout ça, et se pencha sur son cahier.
"Mais pourquoi j'ai pris option Histoire de l'Art ? C'est barbant au possible." "J'ai encore oublié mon goûter à la maison...et j'ai une de ces dalles !" "Samuel est vraiment bizarre, mais il est plutôt mignon...j'aimerais bien savoir à quoi il pense, là..." "Mais qu'est-ce qu'elle a à regarder tous les mecs un par un celle-là ? Elle est en manque ou quoi ?" "Merde, cette question est super galère. Tant pis, je la passe, je verrai bien à la correction."
Vague de voix. Trop de mots, trop de phrases lui emplirent la tête d'un seul coup. Elle entendait chacune de ces phrases et elle les comprenait, et elle n'entendait plus rien à la fois. Mais c'est quoi, ce délîre ? Arrêtez, s'il vous plait, qui que vous soyez, dans ma tête, arrêtez ça ! Je vous en supplie... C'était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase, sauf qu'en l'occurence, le vase, c'était son propre crâne. Rachel perdait le contôle. Elle se prit la tête entre les mains, laissant son crayon rouler sur sa table puis tomber par terre. Les larmes montaient tandis qu'un océan de voix continuait d'envahir sa boîte crânienne, à la manière d'un navire dont la coque serait percée, coulant irrémédiablement vers les tréfonds marins.
"Han, faut croire que j'avais raison, elle est complètement tarée !" "Zut zut zut, j'ai pas d'argent sur moi, je fais comment pour..." "J'ai super froid, j'ai tout le temps froid, maman m'avait prévenue..." "...les artistes bien sûr, les collectionneurs aussi qui peuvent payer très cher pour une oeuvre..." "Oulà, ça a pas l'air d'aller, Rachel..." "Rachel... Rachel..."
"- Hé, Rachel !"
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Rachel
FantasyElle est normale. Lycéenne, passionnée d'histoire, des copines, une famille sans problème, de bonnes notes. Et puis un jour, elle n'est plus normale. Elle ne peux pas se résoudre à y croire, mais il va bien falloir s'y faire : elle est une Liseuse.