LE JOUR OÙ MON PÈRE EST MORT

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Le jour où mon père est mort a commencé une nuit, quand j'étais tout petit.

Je m'étais levé pour aller aux toilettes. Comme les lumières ne s'allumaient pas, j'avais descendu l'escalier dans le noir, en m'agrippant à la rampe, pas à pas. C'est en passant devant la porte ouverte du salon, où rougeoyait vaguement une veilleuse, que je l'ai aperçu.

Il était étendu, les bras écartés, le front contre le carrelage.

Je n'osais pas le toucher, ni m'approcher.

« Maman », j'ai murmuré, ou crié, « Maman ! », mais pas un son ne sortait de ma bouche. Mes jambes s'étaient raidies, je ne pouvais même plus reculer. Je voulais m'enfuir, aller chercher de l'aide, peut-être, mais surtout m'enfuir. Rien ne se passait. Je ne pouvais rien faire d'autre que rester là, à le regarder, baigné dans cette lueur rougeâtre, en attendant sans respirer que quelqu'un arrive, ou que le jour se lève.

Et au bout d'une heure ou deux, parfois plus, il me semblait qu'il se mettait à gonfler.

Mon père se contentait de sourire quand je lui racontais mes cauchemars, et croyait les dissiper en me passant la main dans les cheveux.

Pour ma mère, en revanche, c'était plus grave : elle m'a emmené consulter un spécialiste, qui en a vite conclu que mes terreurs nocturnes étaient liées à ma solitude d'enfant unique.

On m'a acheté un chien, qui dormait avec moi la nuit, et le jour où mon père est mort s'est mis lentement à reculer.

Il y a eu, comme ça, plusieurs périodes de répit.

Mais le jour où mon père est mort m'attendait toujours derrière la porte.

Il a recommencé quelques années plus tard, à l'improviste, pendant un voyage ou des vacances en famille, sans raison, de but en blanc. Nous nous promenions tous les quatre sur une digue en bord de mer, ou dans les allées bariolées d'un parc d'attractions, un cornet de glace à la main, quand tout à coup mon père était pris d'une quinte de toux, d'une migraine ou d'une colique effroyables, qui le forçaient à s'asseoir quelques instants.

Dans ces moments-là, il m'apparaissait curieusement transparent, et tandis que ma mère s'asseyait à côté de lui en s'efforçant de me rassurer (un mauvais rhume, un air de grippe), je voyais, moi, sa mort ramper en lui comme un ver solitaire affamé remonte l'œsophage.

Après quelques heures de repos, les malaises s'estompaient, et le jour où mon père est mort disparaissait à nouveau pour un temps, nous laissant un sursis dont j'étais malheureusement le seul à ne pas savoir profiter.

Il me serait difficile d'expliquer pourquoi, durant toutes ces années, cette pénible impression de sursis m'a poursuivi avec une telle persistance. Car mon père n'avait pas la santé plus fragile qu'un autre : la plupart du temps, ma mère avait raison, il s'agissait bien d'un mauvais rhume, d'un air de grippe, et son rétablissement n'était l'affaire que d'un jour ou deux. D'où me venaient-ils, alors, ces rêves hideux et ces pressentiments idiots ?

La nuit, le chien améliorait les choses mais ne réglait pas tout.

En grandissant, voir mon père aplati sur le carrelage du salon ou dans la pelouse du jardin est devenu plus rare. Les événements prenaient un tour différent. Le plus souvent, il était quelque part dans la maison, plié dans un placard comme un pantin désarticulé, ou peut-être en morceaux dans une boîte ou une baignoire, pourtant j'avais beau fouiller les lieux de fond en comble, je ne parvenais jamais à le retrouver. Je savais seulement qu'il était là, dans les environs, encore vivant sans doute, mais d'une vie qui n'était déjà plus vraiment la vie, et cependant pas encore tout à fait autre chose non plus – le sursis.

Si je trouvais l'endroit où il était caché, il me dirait probablement quelque chose d'important, de rassurant, quelque chose que j'avais attendu toute ma vie, que je devais entendre avant qu'il parte, et c'est pourquoi je le cherchais dans chaque pièce, dans chaque recoin, quelquefois toute la nuit.

Au matin, quand je me réveillais, je descendais prendre le petit déjeuner avec mes parents, et lorsque je le retrouvais à table, souriant et entier, me demandant si j'avais passé une bonne nuit, une joie étouffante me serrait brusquement la gorge – je faisais simplement oui de la tête, baissant les yeux sur mon bol de céréales pour ne pas fondre en larmes et me jeter dans ses bras.

J'avais depuis longtemps appris à ne plus les alarmer en leur racontant ce qui m'arrivait la nuit.

Le jour où mon père est vraiment mort, en fin de compte, je n'ai rien ressenti de particulier, juste une sorte de grisaille un peu lasse, un manque d'intérêt diffus qui m'a fait paraître affreusement ingrat aux yeux du reste de la famille, et surtout de ma mère.

J'étais comme le spectateur qu'on force à voir la représentation, après lui avoir imposé des centaines de répétitions.

Seulement, dans mon cas, la fin de la représentation ne signifiait pas la fin des répétitions.

Le jour où mon père est mort, pour moi, ne s'est jamais vraiment terminé. Il a duré trop longtemps déjà pour pouvoir s'arrêter.

Aujourd'hui tu es là, et je te regarde grandir. Le soir, je viens te border et te raconter une histoire pour t'endormir. Le matin, je te verse un bol de céréales, et je t'écoute me raconter tes rêves de la nuit.

Mais je ne peux pas m'empêcher de me demander si tu me caches quelque chose.

Je me demande si, quelque part en toi, le jour où je suis mort a déjà commencé.

Petit Album de FamilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant