Des nouvelles de la cousine Blance ?
Aucun d'entre nous n'en a reçu depuis des lustres, du moins pas directement. Elles ont toujours été comme l'oxygène en altitude : rares et inodores. Il faut dire que nous n'en avons pas demandé bien souvent : avec le temps, chacun a fait son chemin, la vie nous a dispersés, nous avons gardé contact dans la mesure du possible mais pour qu'il y ait contact il faut bien qu'il y ait d'abord prise d'une façon ou d'une autre. Or, peu d'êtres sur cette Terre offrent moins de prise que la cousine Blance, à tel point qu'on pourrait se demander si, en ce qui la concerne, « être » est le mot qui convient.
Nous avons tous de vagues souvenirs d'elle, mais qui, parmi nous, se rappelle de quoi elle avait l'air ? C'est sans doute qu'ici encore, l'expression n'est pas tout à fait juste : la cousine Blance n' « avait » pas l'air – elle était l'air, un banal courant d'air sans réelle consistance, assez peu susceptible de s'ancrer dans les mémoires de manière impérissable. Tenez, par exemple : son nom. Combien de fois l'avons-nous appelée « la cousine Blanche », en la gratifiant d'une lettre supplémentaire, par la seule force de l'habitude, comme si une consonne de plus pouvait la doter de la substance nécessaire, ou peut-être parce que pour nous, ce prénom-là, du moins, existait ? On voit bien, avec le recul des ans, ce que cette idée pouvait avoir de saugrenu : si « Blanche » nous semblait plus réel, c'était seulement parce que d'autres portaient également ce nom, et l'avaient porté avant elle, tandis que « Blance » semblait littéralement sortir de nulle part, n'avait aucun précédent connu, et gardait par conséquent à nos yeux la saveur grotesque et vaguement frauduleuse des mots prononcés avec un cheveu sur la langue.
C'est pourtant bien ainsi qu'elle s'appelait, et même si « Blanche » nous paraissait plus sérieux (c'était au moins un adjectif, une couleur), nous avons dû, en définitive, nous plier à « Blance ». Après tout, la cousine Blance n'était pas blanche, c'était autre chose : elle n'avait pas de couleur précise, tout dépendait de l'air du temps, de la tonalité du moment, un peu comme lorsqu'une seiche s'aplatit sur le fond marin et se laisse envahir par les stigmates granuleux du sable avec lequel elle se confond.
Translucide : c'est sans doute ce qui s'approche le plus d'un synonyme de « Blance » dans nos esprits, mais elle ne l'était pas même de façon égale, non : encore une fois, tout dépendait de l'éclairage et de la pente qu'adoptaient les circonstances. C'était en quelque sorte une cousine à densité variable : totalement transparente à certains moments (on ne la distinguait plus, alors, du mur ou du rideau qui se révélaient derrière elle – à travers elle), à d'autres elle se faisait simplement trouble, filtrant confusément les couleurs de son environnement immédiat, à la façon de ces personnages un peu spectraux ajoutés après coup par un assistant du peintre, une fois le décor achevé, et dont les corps insubstantiels laissent transparaître les dalles en échiquier de la grande nef où ils semblent flotter.
Nous étions bien obligés de la mêler à nos jeux au cours des réunions de famille, mais c'était toujours avec une certaine anxiété, car elle était si évanescente, à peine une émanation, et nos divertissements parfois si physiques, si percutants. Il y avait toujours le risque, si nous l'emmenions en promenade dans les hautes herbes, que tout à coup elle s'y étiole et s'évanouisse à jamais. En outre, comme on peut l'imaginer, sa participation réduisait considérablement l'éventail de nos possibilités de jeu : un cache-cache par exemple, devenait aussitôt impensable. Lorsqu'elle se joignait à nous, nous redoutions toujours le vent ou la pluie, le moindre souffle qui pût la faire disparaître, et nous nous retournions sans cesse pour nous assurer qu'elle était toujours là, qu'une bourrasque ne nous l'avait pas éteinte sans crier gare.
Lorsqu'elle n'était pas des nôtres, nous nous gardions bien de médire d'elle, juste au cas où elle serait, malgré tout, imperceptiblement là, plus transparente que d'habitude, à notre insu – car même son absence n'était jamais tout à fait certaine.
VOUS LISEZ
Petit Album de Famille
القصة القصيرةSérie d'histoires familiales un peu étranges, un peu surréalistes. Souvenirs ou rêves ? Ou un peu des deux ? Comme un petit air de ressemblance avec les vôtres ? A vous de décider...