AU CIMETIÈRE D'AMFRAQUES

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Une fois par an, à la Toussaint, nous chaussions nos noires bottes de pêcheurs et enfilions nos jaunes cirés de vieux loups de mer pour aller rendre visite à nos vénérés ancêtres au cimetière d'Amfraques. Nous n'emportions ni potées de fleurs, ni vases, ni bibelots funéraires d'aucune sorte : le lieu ne s'y prêtait pas. Dans la voiture, nous n'avions avec nous que notre courage, notre sens des valeurs familiales, et aussi, pour les plus jeunes du moins, un certain mélange d'appréhension et de curiosité morbide des plus galvanisants.

Amfraques n'était qu'un maigre bourg plus ou moins maritime – guère plus qu'un hameau, en vérité – une sorte de finistère sans attrait particulier, dépourvu de port, de commerces, et même de plage : une longue rue insipide et solitaire, qui prenait vaguement naissance quelque part au milieu des polders, et s'achevait comme une phrase vide de sens sur les points de suspension d'un petit archipel rocailleux battu par les flots. Le rocher d'Amfraques, qui était le plus imposant de ces récifs, émergeait des eaux sablonneuses tel un gigantesque madrépore, sorte d'énorme éponge calcifiée qui pointait au creux de la baie étroite et semblait scruter le ciel à la manière d'un œil cyclopéen surgi des profondeurs. C'est sur cet îlot hirsute – plutôt une presqu'île, d'ailleurs – que s'accrochait le cimetière d'Amfraques.

Les horaires de visite étaient généralement (dé)fixés par les marées : selon le jour, l'heure et le coefficient, le sentier qui donnait accès au cimetière était praticable ou immergé, et tout dépendait alors des caprices de l'éphéméride. Pour un bref aller-retour, pas de problème ; en revanche, pour une visite prolongée, comme un enterrement (si l'on peut considérer le rocher d'Amfraques comme une « terre »), il n'était pas rare de voir un cortège arrivé à pied repartir en chaloupe. Quand la Toussaint était clémente, l'excursion et ses risques modérés avaient un caractère assez ludique, voire même un certain charme, ne laissant en rien soupçonner les terreurs abyssales des Toussaints difficiles, dont les violents coups de tabac et les lames redoutables rendaient le casque et le gilet de sauvetage indispensables.

Constamment soumis aux intempéries et à la pression des courants, le cimetière avait de longue date perdu toute ressemblance avec ce que l'on entend habituellement sous cette appellation : l'érosion avait graduellement réduit l'écart entre les reliefs naturels du récif et les rebords taillés des pierres tombales, si bien qu'il était devenu quasiment impossible de les distinguer. On n'y voyait ni croix, ni statuaire, ni autre forme de symbole : tous les monuments censés rappeler nos chers disparus, émoussés par le ressac, rongés par le sel, polis par les vagues, avaient fini par adopter le profil et la texture géologiques du promontoire sur lequel ils avaient été greffés. Les noms mêmes de nos bien-aimés défunts, ainsi que les éventuels portraits ovales fixés sur telle ou telle tombe, avaient été presque entièrement effacés. Ne subsistaient que de rares signes larvaires, embryons de hiéroglyphes, bâtons et courbes gravés çà et là, à même le roc, et quelques cadres ovales ébréchés ou jaunis par l'écume, à demi recouverts d'algues ou de varech, sur lesquels on devinait encore, en plissant les yeux, des taches un peu plus sombres qui avaient autrefois été des visages.

Tels étaient les vestiges de nos aïeux que l'on pouvait trouver à la surface accidentée du rocher, si ténus et clairsemés que la traditionnelle visite de Toussaint n'allait pas sans un certain nombre de problèmes très concrets : tout d'abord, impossible de repérer avec exactitude la tombe d'un ancêtre spécifique. N'ayant plus les noms pour nous guider, nous nous orientions simplement vers les tombes que nous nous souvenions (ou croyions nous souvenir) avoir visitées les années précédentes, et que nous avions quelquefois marquées d'un petit signe de reconnaissance, en espérant ne pas nous tromper. Cette méthode quelque peu hasardeuse avait parfois pour effet de nous entraîner vers une sépulture où se recueillait déjà une famille rivale, et où il fallait alors déterminer, à coups de botte si nécessaire, à quel clan la portion de rocher disputée revenait. L'absence d'indications nominatives nous conduisait aussi, par moments, à jeter un peu au hasard, sur tel ou tel piton évoquant la tombe recherchée, quelques poignées de pétales honorifères que les goélands s'empressaient de venir engloutir.

Petit Album de FamilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant