À Lefebvre

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Cher Monsieur Lefebvre,

Je suis Rupert Adgor. Vous ne vous souvenez probablement pas de moi et je ne vous en veux pas: c'est même normal. J'étais élève au lycée Blaise Cendrars lorsque vous y enseigniez la géographie.

Lors de mon année de terminale, en 1991, vous avez organisé une activité un peu spéciale durant laquelle nous devions raconter nos secrets à des autres lycéens qui, pour la plupart, nous étaient inconnus. Sincèrement, je n'ai pas aimé cette idée; je la trouvais un peu injuste et irréfléchie.
En vérité, ça me posait problème d'être contraint à raconter mes secrets à des personnes dont je ne connaissais que le prénom, de devoir m'extérioriser. Avec du recul, peut-être que ça ne m'a pas fait que du tort.

Excusez-moi, je m'égare un peu mais pour ma défense, sur mes vingt-et-un ans d'existence, je n'ai jamais été doué pour écrire des lettres  alors je vais faire vite pour écourter ce massacre de la langue française dont je fais preuve pour écrire une bonne lettre, dans les règles de l'art.

Si je vous envoie ceci, c'est parce qu'en rangeant toutes mes vieilles affaires, je suis tombé sur le petit calepin que j'emmenais partout en l'an 1991. Il se trouve que j'avais écrit à l'intérieur le treize février de cette même année alors que j'étais installé autour de la table numéro 8.
Vous en avez certainement rien à faire mais j'y ai écrit votre nom au-dessus, en première ligne alors j'ai décidé de vous expliquer cela à vous.

Voilà quelques brides de ce qu'il me reste de ce jour-là:

"Je n'ai jamais aimé Adélaïde: je la trouve bête et méchante envers les autres mais elle a des cheveux étrangement soyeux, attirants."

"Cassandre est spéciale, et excessivement timide. Je ne la connaissais pas avant aujourd'hui. Enfin, je l'avais déjà croisée mais je ne connaissais même pas son prénom. Son secret- je ne compte pas vous le dire, car j'aimerais qu'il reste dans les entrailles de cette confidence- m'a beaucoup étonné. J'aimerais lui poser de nombreuses questions."

"Andreï Currentzis! Ce garçon me déstabilise, me trouble du haut de son mètre quatre-vingt deux et de ses larges épaules. Je pensais que c'était le genre de garçons à ne jamais rien ressentir mais j'ai remarqué une larme perler au coin de son oeil lorsqu'il parlait de son grand-père avec haine."

"Nyl est d'une beauté troublante. Elle n'est pas belle comme toutes les autres, elle est belle mais différemment. Son air saint et ses joues roses me donnent envie de la prendre dans mes bras, de nous trouver des passions communes afin de pouvoir échanger nos avis. Je suis presqu'incapable de la quitter des yeux depuis qu'elle a doucement posé ses doigts sur ma blessure, qu'elle m'a adressé la parole."

"Evan aime encore passionnément l'insupportable Adélaïde et cette dernière regrette probablement la fin de leur relation, surtout après avoir entendu le secret de son ex. J'espère pour lui qu'il pourra la reconquérir."

Ces mots n'ont pas beaucoup de sens; je m'en suis rendu compte en les mettant sur papier pour la seconde fois. Je les trouve ridicules et insensés mais je n'ai pas envie que ces réflexions ne meurent. J'ai envie que quelqu'un sache ce que j'ai pensé de ces personnes. C'est important pour moi que rien ne s'efface réellement.

Pardonnez-moi encore si cette lettre est mal rédigée, si elle n'a aucune signification pour personne et qu'elle vous ait fait perdre plusieurs minutes de votre vie mais je pense que ça vaut bien la matinée complète que j'ai passée assis sur une chaise en plastique.

Bien à vous,

Rupert, un élève de la troisième classe de terminale au lycée Blaise Cendrars en 1991.

Fin

Deuxième tournéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant