Victoire sans péridurale

340 21 3
                                    

(Leon Bridges - River)

MAINTENANT

ROSE

- Je me rappelle mettre assise autour de ce bar, à la cuisine, à tes côtés. Je me souviens aussi que tu m'as demandé au milieu de notre discussion, de parler de moi, et j'avais simplement répondu que je n'étais personne, une fille ordinaire au milieu de centaines d'autres. Et toi, Alexandre, qu'est-ce que tu m'as répondu ?

Je lui souris, en l'observant. Tous ces souvenirs, en ce jour d'assignation au Tribunal de Grande Instance, me réchauffent le cœur. Je me souviens de cette époque où je n'en avais rien à faire de rien. Ses grands yeux bleus me détaillent, et c'est quand il se met à sourire que je sais. Je sais qu'il souvient.

- Je t'ai dit que c'était faux et que tu étais la plus belle fille que j'avais jamais vu.

Je soupire lourdement, pivotant complètement sur chaise pour le regarder droit dans les yeux.

- Tu étais tellement sincère dans ta façon de le dire, avec ton soudain aplomb. Je suis tombée amoureuse de toi, tout de suite.

Je me fiche bien de lui livrer mes sentiments passés. J'ai certes beaucoup de fierté, mais je veux qu'il sache avant que tout ne soit officiellement terminé, que je l'ai aimé. Je ne veux pas qu'il pense que ce n'était que par dépit parce que j'étais tombée enceinte de Victoire.

Il me fixe, attendant sûrement qu'une méchanceté tombe. Mais je n'ajouterai rien, je pense ce que je viens de lui dire.

- Ah bon ? Il me sourit, c'était pas se que tu racontais à l'accouchement de Vic.

Je fronce les sourcils, ne me souvenant pas immédiatement de mes propos.

- Tu étais tellement énervée, c'est toi qui ne voulais pas la péridurale mais tu m'engueulais, hurlant que j'aurais du partir quand j'en avais l'occasion.

Il rit, le regard dans le vide, comme si c'était hier.

- Je..

En y réfléchissant à deux fois, je crois que je me souviens.


12 AVRIL 1999, 15h34

- Je vous le redemande Mlle Durant, vous ne voulez que l'on commence ?

Je crois que je vais le flinguer.

- Non, je crie presque, on attend encore cinq minutes. Il va arriver.

Je le vois bien, lancer un regard rapide à une des deux sages-femmes présentes, comme si j'étais une chieuse, pendant que je souffre le martyre et que l'autre connard n'est pas là. Voilà plusieurs mois qu'il me colle aux basques, s'inquiétant d'un simple éternuement. Et aujourd'hui que je perd les eaux, en dansant sur du Céline Dion dans notre minuscule studio, il n'est pas là.

Ils déguerpissent en vitesse, voulant sûrement éviter une de mes nouvelles crises de nerfs.

Je serre les dents en sentant la nouvelle contraction arriver, j'ai tellement mal. À chaque fois, je crois que je vais m'évanouir. Heureusement que d'après le personnel, ça ne devrait pas être long. Il ne me faudrait que quelques poussées et elle sera dehors.

Mais je veux qu'Alexandre soit là. Je sais que j'ai été odieuse, parce que moi je voulais faire le tour du monde, vivre et pas tomber enceinte aussi tôt, d'un inconnu. Il a été si patient avec moi, vous ne vous imaginez pas à quel point. J'ai besoin de lui. Même si je le pourrirai quand il sera là.


- Rose !

Les larmes sont automatiques quand il passe finalement la porte, tout essoufflé. Je ne sais pas si je le déteste ou si je suis simplement heureuse qu'il soit.

Il me prend directement la main, se confondant en excuse.

- Oh mon dieu Rose, je m'en veux tellement. J'aurais jamais du aller pêcher avec Luc.

- Bien sur que non, je m'énerve, on est pile à 9 mois du terme et toi tu pars pêcher du thon.

Il grimace, pendant que je lui broie la main.

- C'était de la truite, en fait.

Au regard que je lui lance, il comprend qu'il devrait se taire. Mais je n'ai pas le temps de m'éterniser, une nouvelle contraction arrive et je ne peux retenir un cri. Sa main se pause sur mon front transpirant et j'ai envie de lui dire de partir. Il m'agace déjà.

- Parfait, Monsieur est là ? Enfin, vous êtes bien le Papa ?

Je regarde de travers, l'obstétricien qui fait son retour, entouré de ses deux poufs.

- Non, je grogne, c'est le Boulanger.

- Je.. oui, ajoute Alexandre, c'est moi. Désolé pour le retard.

On installe mes pieds sur les trépieds pendant qu'une des deux jeunes femmes habille Alexandre, finissant par une charlotte affreuse sur le sommet de sa tête.

Je suis tellement épuisée, j'ai tellement mal que j'ai presque l'impression que ça devient normal. Je n'ai plus de répit. Et lui, il est là aussi stressé que heureux. Pendant que je souffre pour un enfant que je ne voulais même pas.

- Pour le prénom, on fait comment ?

Putain. Il est vraiment en train de me demander ça maintenant ? J'ai envie de le tuer, de l'étriper. Il veut l'appeler Victoire, non mais sérieusement. Tout ça parce-qu'elle a été conçu le soir de la victoire de l'équipe de France. On a qu'à l'appeler Accident, aussi !

- On fait rien, je lui crie. J'en ai assez. J'aurais du avorter avant que tu ne m'en empêches, on aurait pu reprendre nos vies chacun de nos côtés. Et toi, hein ? Pourquoi est-ce que tu es resté ? C'est connu comme le loup blanc, les pères qui n'assument pas.

Il semble touché, voir déçu de se que je viens de lui dire. Il essaie de lâcher ma main, mais je la serre plus fort. Je veux pas qu'il me laisse. Je sais, je suis égoïste et méchante. Mais j'ai besoin de lui.

- Je t'aime Rose, même si ce n'est pas ton cas. Et je t'abandonnerai pas, seule, avec notre fille.

Je devrais le contredire, mais je ne le fais pas. J'ai beaucoup trop de fierté. Beaucoup trop.

- Heu.., nous interrompt le médecin, je vois la tête, il faudrait y aller maintenant.


Je ne sais pas combien de temps ça dure, c'est comme si le temps était simplement suspendu. Il n'y avait plus que ma respiration, la voix du médecin et la main de Alexandre dans la mienne. Je l'ai sentie, se frayer un chemin dans mon bassin et finalement sortir. Ce fut douloureux, terriblement douloureux même. Mais je crois que dès l'instant où je l'ai vu, j'ai tout oublié.

À la base, j'avais demandé à ce qu'on la nettoie avant de me la poser dessus. Mais j'ai changé d'avis. Dès que je l'ai vu.

Je suis comme en apnée, n'arrivant pas à respirer parce que je pleure et souris en même temps. Je pose mes mains tremblantes sur son corps chaud, pendant qu'elle hurle. Elle est magnifique.

La tête du jeune homme entre dans mon champ de vision. Il l'observe avec un grand sourire, complètement émerveillée. Et je crois que je suis jalouse, parce que, à ce moment-là. Je sais qu'il l'aimerai pour toujours.

Finalement, son idée n'était pas mauvaise. Je détache une de mes mains de ma fille, pour empoigner celle du jeune homme. Il paraît surpris, mais ne dit rien, souriant simplement. Les yeux remplis de larmes, et la voix enrouée, je laisse tomber les armes avec cette simple phrase :

- Victoire est un très jolie prénom.


Veux-tu divorcer ? (EN PAUSE)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant