1.

1K 140 329
                                    

Perdues dans les entrailles de la terre. Aucune issue en vue. La galerie qu'elles remontent est jonchée de milliers de fragments d'os qui craquent sous chacun de leurs pas. A l'arrière, Holly gémit de douleur ; sa jambe cassée lui fait souffrir le martyre. June passe devant, briquet en main, mais ne parvient pas à localiser de sortie. Piégées. Les filles sont terrorisées ; elles n'ont encore rien vu.

La créature humanoïde se tient là, immobile et silencieuse, juste derrière Sam, prête à attaquer. Crâne chauve, visage grimaçant, sa peau d'une pâleur extrême est constellée de petites taches brunes. June hurle de frayeur en l'apercevant, bientôt imitée par les autres, et le monstre détale, grimpant aux parois lisses de la grotte avec une vitesse et une agilité déconcertantes.

Les faisceaux des lampes frontales balaient le plafond et les murs pour localiser le danger. En vain. June décide alors, en dernier recours, d'allumer une fusée éclairante, mais leur agresseur semble s'être volatilisé. Les filles ont à peine le temps de reprendre leur souffle, en essayant de comprendre ce qu'elles viennent de voir, que des cris inhumains et des bruits gutturaux inquiétants résonnent dans le boyau, d'abord lointains, puis de plus en plus proches. Les créatures arrivent, elles sont nombreuses...

- Mettez sur pause les filles, urgence !

- Punaise, Sarah, tu ne pouvais pas y penser avant. Tu nous fais le coup à chaque fois, rétorque Fiona, visiblement agacée.

Sa sœur, qui gigote et se tortille sur le lit depuis bientôt dix minutes, a déjà bondi comme un diable de sa boîte et sprinte vers la porte.

Au soupir dépité de Fiona, Inès répond d'un franc éclat de rire. Chaque visionnage de film est immanquablement interrompu par la vessie de Sarah, si possible au moment où la tension est à son paroxysme.

- On va la bouffer, grogne Inès, mimant l'effrayante créature du film.

- Fallait pas l'inviter ! renchérit Fiona, gagnée par la bonne humeur contagieuse de son amie, mais qui a quand même opéré un retour arrière pour revivre la scène de suspense dans son intégralité.

La mécanique du vendredi soir est parfaitement huilée, la sortie théâtrale de Sarah fait partie du scenario. Rendez-vous à 19h30 tapantes chez les jumelles - Inès n'a jamais été en retard -, plateau télé dans la chambre, avalé en quatrième vitesse devant une émission quelconque, en guise de préliminaire à la séance cinéma. Au programme, un film d'horreur, en général un « slasher », leur sous-genre préféré, dans lequel des groupes d'adolescents ou de jeunes adultes écervelés sont décimés par des prédateurs aux profils variés : tueur sadique, masqué ou cagoulé, famille de fermiers consanguins, groupe de milliardaires passionnés de chasse à l'homme. Pour leur plus grand bonheur, l'imagination des scénaristes semble sans limite.

Ce large choix permet d'alterner découvertes et classiques, le tout présidé par Fiona qui sélectionne, soumet au vote et s'occupe de la location ou du téléchargement des nouvelles vidéos. Aucune place n'est laissée à l'improvisation dans leurs soirées et chacune tient son rôle à la perfection. Ce soir encore, Inès s'occupe de l'éclairage tamisé, Fiona de la télécommande et Sarah officie au « bar », ravitaillant les autres en sodas et sucreries.

Cette dernière se fait d'ailleurs toujours attendre quand elles entendent des pas approcher : les garçons sont rentrés. William, en éclaireur, passe devant la porte.

- Alors, les morues, on se cultive ? C'est quoi au programme ce soir ? Scream, Saw, Détour mortel, Eden Lake, Hostel ?

- La ferme, répond Fiona sèchement, sans même lever la tête. The Descent.

- Hmm. Pas mal.

William, c'est le chef du groupe et, accessoirement, le frère aîné des jumelles. Il prend les décisions importantes de la bande, les filles qu'il faut fréquenter, la musique qu'on écoute, les bars pour les soirées. Côté films, il est calé aussi, comme les autres : ils sont tous dans la même classe, en deuxième année, dans une école de cinéma. Et quoi qu'il en dise, il a les mêmes goûts que ses sœurs au rayon horreur.

Hugo lui emboîte le pas. Taille moyenne, cheveux longs, look de surfeur. Contrairement aux apparences, c'est le geek de l'équipe, l'expert informatique et technique, spécialiste, entre autres, du matériel high tech, vidéo, montage, mixage... Dans ce domaine, personne ne conteste son autorité.

- Salut, Hugo, miaule Sarah, qui, comme par hasard, a choisi de refaire surface à cet instant.

- Salut, ma belle, répond-il en s'engouffrant dans la chambre de William.

Sarah envoie un clin d'œil aux filles. Ça s'engage bien avec Hugo. Elle a jeté - très récemment - son dévolu sur ce garçon pour combler sans traîner le vide affectif laissé par sa récente rupture, dimanche dernier. Inès ne se souvient pas l'avoir vue sans petit ami plus d'une semaine. Un record pourrait tomber...

Rodrigue ferme la marche. Grand, cheveux courts, yeux bleus envoûtants, l'archétype du brun ténébreux. Il les gratifie d'un salut discret en passant devant la porte. Inès n'a pu s'empêcher de tourner la tête et Fiona lui décoche un coup de coude discret dans les côtes.

- Je te dis que tu lui plais ! chuchote-t-elle.

- N'importe quoi, rétorque Inès, qui vire au pivoine.

C'est finalement, le garçon qu'elles connaissent le moins car il n'a rejoint la bande de William que cette année, en provenance d'une école de théâtre. Fiona avait alors expliqué que son dossier devait être sacrément bon pour intégrer ainsi une deuxième année de cinéma. Pour Inès et Sarah, l'option « piston » paraissait tout aussi crédible, mais leur amie faisait référence en la matière. Sans qu'on sache trop comment, elle connaissait sur le bout des doigts toutes les filières post-bac, les passerelles transdisciplinaires et les conditions d'admission aux formations les plus confidentielles. Ce don singulier restait d'une utilité toute relative, Fiona n'ayant apparemment pas l'intention d'en faire un atout professionnel, ce qui l'aurait naturellement dirigée vers une carrière de conseillère d'orientation. Ainsi fut faite la réputation de Rodrigue, génie du théâtre et du cinéma, et Inès s'en accommodait parfaitement.

- Sarah, tu rappliques ? lance Fiona. On va finir par moisir ici.

Dans le couloir, Sarah tient conciliabule avec William. A l'appel de sa sœur, elle met un terme à la conversation et regagne la chambre d'une démarche princière.

- On enchaîne, les filles ? Il faut qu'on soit au top demain pour la soirée de William.

Puis, se tournant vers Inès avec un grand sourire:

- Et puis, ma chérie, ce week-end, on va t'offrir un cadeau d'anniversaire pour tes dix-huit ans! Ça va être le cadeau du siècle.

Et elle fonce sur le lit les doigts et la tête en avant, signe annonciateur d'un intermède-mêlée.

Peer to peer night [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant