Chapitre 1

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La vie est un éternel recommencement.
Je ne suis plus depuis quatre-vingt-treize ans. Depuis ce fameux jour où la vie m'a quitté sur cette route enneigée.
Je ne me souviens plus très bien de ce qui s'est réellement passé après, mais je me rappelle l'essentiel. Je suis mort dans le froid et cette blancheur au goût de sang.
Les routes étaient recouvertes d'une fine couche de neige et étaient particulièrement glissantes à cause du verglas se cachant en dessous. Je venais de recevoir un appel de l'hôpital. La personne au bout du fil me disait que j'avais à peine vingt minutes devant moi si je voulais assister à l'accouchement et voir mon fils naître.

À peine vingt minutes ! Putain, c'est le temps nécessaire en temps normal pour me rendre de mon boulot à l'hôpital.

C'était la réflexion que je m'étais faite sur le moment. Et je le savais puisque j'avais effectué le trajet plusieurs fois les jours précédant l'accident.
L'infirmière, enfin je suppose que c'en était une, je n'en ai jamais eu la confirmation, avait insisté sur le fait que je devais faire vite.

Merci connasse !

Je suis injuste, ce n'était pas de sa faute, mais je lui en veux tout de même. Je devais donc faire vite, et c'est ce que j'ai fait. Je n'ai même pas pris la peine de prévenir mes collègues ou mon patron. J'ai enfilé ma veste et je suis parti en courant, le cœur battant la chamade comme à un premier rendez-vous. Et c'était le cas. Mon premier rendez-vous avec mon futur fils. J'étais tellement emballé et heureux. Je m'étais fait à l'idée de devenir père, mais tous les hommes vous diront la même chose. On n'est jamais assez préparé à le devenir, l'émotion est tellement... intense !
En arrivant sur le parking où m'attendait ma vieille Ford de 1995, j'ai failli me briser le cou en dérapant sur une plaque de verglas. Je ne me suis rien cassé, mais putain ce que j'avais mal au cul ! Je me souviens avoir ragé après les types censés mettre du sel pour éviter que ce genre de choses arrive. Ils devaient être quelque part en train de saler. On ne peut pas être partout à la fois. C'était ce que je répétais souvent à mon chef.

« J'ai que deux bras, patron ! Je ne peux pas tout faire en même temps. Lâche-moi la grappe, connard ! »

Bien évidemment, je murmurais la dernière remarque. Non pas que j'avais peur de lui, mais ce n'était pas un mauvais bougre. Il devait rendre des comptes en haut lieu, tout comme moi je le lui en devais.
Donc, je suis monté dans ma vieille voiture et j'ai démarré en trombe. En quittant mon entreprise, j'ai failli dire bonjour de très près au gardien dans sa loge. J'ai rattrapé in extremis ma trajectoire. Il m'a regardé avec de grands yeux ahuris. Je crois lui avoir fait peur, mais honnêtement, à ce moment-là, je n'en avais rien à foutre. Une seule chose m'intéressait, arriver à temps.
Une fois sur la route, j'ai appuyé sur le champignon sans tenir compte des autres véhicules et sans tenir compte du fait que ma voiture sortait de la chaussée à chaque virage. À chaque embardée, je remettais la Ford sur la voie et accélérais de plus belle. Sébastien Loeb aurait chié dans son froc ! Quoique pas certain.
Quinze minutes me séparaient de ma plus grande fierté. J'avais gagné un peu de terrain. J'allais être là quand les yeux de mon fils s'ouvriraient pour la première fois à l'air libre. J'allais être là pour serrer la main de la future maman, ma femme.
Puis vinrent les feux d'une voiture se déportant dangereusement sur mon côté. J'étais hypnotisé par ces phares qui ne cessaient de m'appeler. La distance nous séparant se réduisait à grande vitesse. Le temps que je réagisse, il était trop tard. Instinctivement, j'ai mis mes mains en protection de mon visage. Autant essayer d'arrêter un train en marche à la force de ses bras.
Le choc ! D'une violence inouïe. Le bruit de tôle froissée et de verre brisé. Des tonneaux à n'en plus finir. Le monde vu de l'intérieur d'une centrifugeuse. Et croyez-moi, c'est à gerber, mais j'avais trop mal pour ça.
La douleur, les cris, le froid, la neige au goût de sang.
La pensée que je ne verrais jamais mon fils, que je ne dirais pas au revoir à ma femme. Seule en salle d'accouchement en train de pousser, car elle n'en peut plus. Ses larmes coulent en m'attendant et se demandant où je suis.
Je suis dans ce qui reste de ma Ford, la tête à l'envers, pissant le sang, suffoquant à pleins poumons perforés, attendant cette foutue faucheuse, car je sais. Je vois dans quel état est mon corps. Je pleure, non pas de douleur, mais de tristesse.
Je devais faire vite. Et c'est ce que j'ai fait.
Mes forces s'amenuisaient à mesure que le sang quittait mon corps. La voiture ne faisait plus de tonneaux, et pourtant ma tête tournait.
Et vint le trou noir.
Le cri d'un bébé au loin, celui d'un garçon, cinquante-deux centimètres pour trois kilos quatre-cent-vingt grammes.
La vie est un éternel recommencement. Une vie s'arrête, une autre commence.

Hallucination & Réincarnation  Où les histoires vivent. Découvrez maintenant