Chapitre I

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Il était cinq heure du matin lorsqu'Angelo se réveilla. Au dehors, les flocons tombaient sur les maigres carreaux de sa lucarne. Il s'étira et s'assit sur son lit : ses cheveux bouclés, tout ébouriffés, tombaient sur son front et cachaient ses yeux verts. Il se vit dans le reflet de la lucarne et cette image le fît sourire. Il s'habilla rapidement, mit de l'eau à bouillir et s'asseya sur sa chaise en osier, contemplant la petite pièce. Si un étranger rentrait à ce moment le logis d'Angelo, il n'en croirais pas ses yeux, car l'atmosphère qui régnait entre ces murs semblait venir d'un autre monde : les murs de la chambre étaient couverts d'une cinquantaine d'horloges. Il y en avait de toutes sortes : des petites, des grandes, des cuivrés. Certaines étaient dorées, d'autres rouillées, d'un certain âge ou bien neuves. Mais toutes ces horloges, malgré leurs différences, faisait avancer leurs aiguilles simultanément, avec une telle précision, qu'en fermant les yeux il pourrait croire qu'il n'y en avait qu'une. Il aimait ce tic-tac qui le berçait au moment de dormir, et le mettait de bonne humeur le matin. Mais le plus étonnant chez Angelo n'était pas ses horloges, mais le magnifique piano qui trônait au milieu de la petite pièce, et prenait toute la place. Celui-ci était un différents de tous les autres pianos : il n'était pas en bois, mais en métal.

Une année auparavant, Angelo l'avait trouvé dans une petite rue, avec deux pieds en moins, le bois abîmé et rongé par les mites, mais l'intérieur du piano était intact. Alors il le prit chez lui et se mis à le réparer, fixant des plaques de cuivres sur le bois en piteux état, lui forgeant des nouveaux pieds le soir en cachette, à l'aide des machines de son usine. Il remplaça également les touches d'ivoire manquantes pas du cuivre qu'il peigna en doré.

Angelo était plongé dans la contemplation de son piano lorsque la bouilloire siffla. Il but son thé puis se chaussa, mit son béret et sortit de chez lui. Il vivait sous les toits d'un immeuble haussmannien, et devait chaque jour descendre puis monter un escalier cinq étages. Loin de s'en plaindre, il considérait cela comme une gymnastique journalière qui le mettait en forme pour son travail.

Arrivé en bas de son bâtiment il prit le chemin de son travail en sifflotant, disant bonjour aux marchand qu'il voyait chaque matin. Il arriva, comme à son habitude, à l'heure exacte. Il se rendit dans sa salle de travail habituelle. Une chose l'intrigua. Le directeur de l'usine et deux ouvriers se tenaient devant une nouvelle machine.

« ...Et tout cela en seulement une heure ! Oh, c'est vraiment une très belle bête ! La vitesse de la production va doubler avec cette nouvelle machine !

- C'est vrai qu'la bestiole f'ra des merveilles ! dit un des ouvriers. Où voulez-vous qu'on la place, Patron ?

- Placez là à droite, à côté de la machine de découpe.

- Comme M'sieur l'voudra ! Eh, Angelo, viens nous aider à la porter ! cria-t'il au garçon qui s'avançait vers eux. A trois, Joseph et moi on soulève l'engin par les côtés, et toi tu places tes mains d'manière à la porter par en dessous ! Un... Deux...Trois !

Angelo s'exécuta. Il trouva sous la machine un anneau où il plaça ses deux doigts, ce qui lui permettait de ne pas glisser. Il n'avait jamais rien porté d'aussi lourd : la charge était énorme. Il marcha avec difficulté, la portant avec les autres jusqu'au point indiqué. Au moment de la poser, le même ouvrier s'exclama : « Arrivé ! On lâche dans un ... deux... trois ! » Mais au moment de retirer sa main gauche, les doigts d'Angelo restèrent coincés dans l'anneau sous la machine : il était trop tard, les autres avaient déjà lâché la monstrueuse machine. Celle –ci s'abattit avec force sur le sol avec la main du garçon. Celui-ci entendit le bruit de sa main qui se brisa sous les centaines de kilos du monstre mécanique. Son cri de douleur résonna dans toute l'usine, glaçant le sang des employés. En ce jour froid, dans les sinistres vapeurs des usines de Paris, un garçon de quatorze ans venait de perdre sa main.

La symphonie d'IvoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant