9. Camille

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J'ai rencontré sa mère, j'avais vingt-sept ans. J'étais encore jeune. Après de brillantes études d'ingénieur, j'ai obtenu une bonne situation. Je travaillais beaucoup, mais j'étais bien payé. Mes amis, désespérant de me voir toujours célibataire et enchainer les plans pour me satisfaire, m'avaient trainé de force à une soirée. Je trouvais cela tellement ridicule, mais pour leur faire plaisir, j'y suis allé en trainant des pieds. Dès que je l'ai vue, j'ai compris qu'elle ne pourrait jamais n'être qu'un coup d'un soir. Elle allait sur ses trente ans, elle était élégante et, surtout, elle aimait vivre. Mais vivre, vraiment. Ce n'était pas l'alcool, les cigarettes, les sorties ou la drogue qui la faisaient vibrer, mais bien la nature, les animaux et les gens. Son sourire m'a charmé, envouté, ensorcelé. Ce soir-là, je n'ai même pas trouvé le courage de lui adresser la parole. Je l'ai juste observée, silencieusement, pendant des heures et des heures, jusqu'à ce qu'elle se lève et qu'elle parte. Elle travaillait comme vendeuse dans une boutique de savons. De toute ma vie, je pense n'avoir jamais été aussi propre qu'à cette époque. Tous les jours ou presque, je faisais un détour dans son magasin, simplement pour la voir, jusqu'à avoir le courage de lui proposer d'aller boire un verre avec moi. Puis un autre. Et encore un. J'ai ainsi découvert qu'elle sortait d'une relation difficile, qu'elle lutait depuis l'enfance contre une méchante maladie cardiaque et que si elle semblait si joyeuse, c'était parce que, jusqu'alors, elle avait toujours gagné.

« Faut dire, avec tout ce que les médecins me donnent, je n'ai pas de mérite, j'avoue être complètement dopée ! »

Elle avait un certain humour, un certain détachement et de magnifiques yeux bleus d'une profondeur encore plus éclatante que les miens. Le découvrir ne m'a fait tomber qu'encore plus amoureux. J'admirais son courage, sa légèreté et sa joie de vivre. Son visage apaisé me montrait ce qui était vraiment important. Après un nouveau séjour à l'hôpital où j'ai plus souffert qu'elle, je lui ai demandé sa main. Nous devions construire quelque chose ensemble. Plus que les médicaments, je voulais croire que c'était l'amour qui la maintiendrait en vie. Elle voulait des enfants, je désirais les lui faire.

« Mais que se passera-t-il si je pars trop tôt ? N'est-ce pas égoïste ? »

Si, cela l'était, sans aucun doute. Et pourtant, nous nous sommes quand même mariés. Mes amis ont pleuré de joie pour moi. Ma famille, elle, s'est abstenue. Elle ne comprenait pas pourquoi j'étais prêt à sacrifier ma carrière et tout ce pour quoi je m'étais battu depuis l'adolescence pour elle, une simple petite vendeuse. Ils n'ont jamais perçu la force de son sourire. Ils n'ont jamais compris mon bonheur.

Peu après, et pour la première fois de sa vie, le médecin lui annonça une bonne nouvelle. Elle attendait des bébés. Oui, des. La surprise était de taille, mais elle n'était rien à côté de notre joie. L'échographie montra qu'il y avait dans son ventre un petit garçon et une petite fille, enlacés comme s'ils ne formaient qu'un seul corps. Le jour de leur naissance fut le plus beau de ma vie. De notre vie, en fait. Il n'y avait que pour les prénoms que nous n'étions pas d'accord. Nous ne savions pas lequel donner à quel nourrisson. Au final, nous choisîmes Camille pour le garçon et Maxime pour notre petite puce. Ils étaient si beaux, nos bébés. Et surtout, malgré le fait qu'ils soient de faux jumeaux et de sexe différents, ils se ressemblaient plus que tout et réagissaient de manière totalement synchronisée, comme si quelque chose d'encore plus profond que le sang les liait.

Nos premières années en famille furent les plus heureuses de toute mon existence. Camille était un bébé calme et doux, sa sœur un peu plus énergique. Cette différence de tempérament s'est très vite confirmée lors de la petite enfance, puis lors de leur entrée à l'école. Avec leur mère, même si la fatigue était présente à tous les instants, nous n'aurions rien pu espérer de mieux. Nous regardions nos enfants grandir avec joie et tendresse, nous amusant de leurs particularités et de leur affection mutuelle. Jamais je n'aurais pu croire que deux êtres humains pouvaient être aussi fusionnels. À cette époque, Maxime tomba en admiration pour les garçons blonds et reprocha à son frère d'avoir les cheveux aussi châtains qu'elle. Ce n'était pas la seule chose qu'ils partageaient, ils avaient aussi tous les deux des yeux bleu foncé et le même sourire que la femme que j'avais épousée. Ils partageaient tout, jusqu'à leurs vêtements. Et quand, coiffés de la même manière, ils s'échangeaient leurs t-shirts et leurs pantalons, même nos amis avaient parfois du mal à les distinguer l'un de l'autre. Il fallait dire, aussi, que là où Maxime avait toujours été garçon manqué, volontaire et dirigiste, Camille était son pendant doux, posé, un peu précieux et même parfois chochotte. C'était bien souvent la demoiselle qui protégeait et consolait le damoiseau, parfait petit androgyne en culotte courte. Les médecins nous expliquèrent que c'était une question d'hormones, comme si tout n'avait pas été bien mis en place lors de leur confection, mais qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter.

CamilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant