Héra

82 8 6
                                    

C'est un matin comme les autres, émaillé par le son de ses talons aiguilles qui résonnent contre le carrelage de la cuisine. Ça en énerve certains ; pas elle. Le bruit n'est même pas assez fort pour réveiller son mari affalé sur le canapé, alors elle s'en fiche un peu.

Il lui faut vingt minutes en voiture pour arriver au centre de la ville, dans les meilleurs jours. Elle passe une bonne partie de sa journée dans les embouteillages : une heure, deux heures entourée de plaques de métal qui feraient passer une armée spartiate pour une troupe de douces nymphes. Elle se demandent comment les mortels peuvent aimer ça. Et, si ils ne l'aiment pas, pourquoi ils s'obstinent à s'agglutiner sur la route comme des mouches autour d'un pot de miel.

Athéna (cette petite peste) aurait bien entendu une réponse à cela. Pas qu'Héra en veuille, merci bien. Elle a déjà fort à faire avec Zeus lui-même, alors autant ne pas s'infliger ses bâtards. Surtout que ses propres enfants ont disparu de la surface du monde depuis bien trop longtemps. Son cher Arès et l'habile Héphaïstos, où sont-ils, maintenant ? Sur la route, comme les jumeaux de Léto ? Noyés dans les profondeurs de Beijing, avec ce pitre d'Hermès ? Englués au milieu des mortels, comme Athéna ? Stupidement debout derrière un bar, comme Dionysos l'ivrogne ? Ou tout simplement disparus, presque effacés, à l'instar de Perséphone, la seule des enfants de Zeus qu'elle ait un peu appréciée ?

(Morts, effacés de l'existence sans qu'elle ait seulement pu leur dire au revoir ?)

C'est une question qui réveille chez elle de vieilles douleurs ; Il lui faut un certain temps avant de se rendre compte de la soudaine humidité sur ses joues.

Héra n'avait jamais pleuré avant leur descente de l'Olympe. On disait qu'elle était comme le marbre : dure, froide, magnifique. Et c'était le cas, jusqu'à ce que ses enfants l'abandonnent dans cette bâtisse blanche et policée qui n'avait de maison que le nom, en compagnie de son époux bien moins grand et certainement pas plus fidèle (Elle sait pour toutes les filles, sans exception, et s'il restait juste un peu plus de cet amour qu'elle portait à Zeus autrefois, elle les aurait toutes détruites, mais ça fait longtemps que son cœur a cessé d'être irrigué par cette source-là).

Ces embouteillages, c'est sa forteresse personnelle. Elle a tout juste le temps d'y corriger son maquillage ruiné par les larmes avant que Vegas ne lui ouvre ses artères ensoleillées qui ressemblent presque, de loin, aux rues des anciennes cités grecques. Et quand elle gare sa voiture au pied d'une petite église jaune, c'est comme s'il ne s'était rien passé.

Il y a un couple devant l'autel ; le premier d'une journée chargée. Ceux-là ont demandé un mariage rapide, afin d'attraper l'avion qui doit les ramener chez eux, très loin. Ils sont jeunes et inquiets face à ce qu'on dira chez eux mais leurs voix sont fermes quand ils disent "oui".

C'est plutôt le domaine d'Aphrodite, ce genre de choses. Mariage et amour ne venaient pas forcément ensemble, à son époque. Mais c'est beau à voir d'une certaine façon, parce qu'en général ça signifie la fidélité.

(Son propre mariage n'est pas une exception. Zeus n'avait jamais eu la moindre intention de l'épouser, au départ, et ça aurait dû la dissuader d'insister)

Il faut à peine dix minutes pour que les suivants sur la liste débarquent, en jeans troués et T-shirts couverts de noms de groupes de rock. Iron Maiden passe en fond sonore alors qu'ils échangent les alliances. Puis il y a deux jeunes aux joues rougissantes, les deux attaquants d'un club de foot suivis de toute leur équipe, un couple chinois excité de se marier à Vegas, et enfin...

Encore un autre. Le dernier de la journée.

La femme a une robe de tulle bouffante alors que l'autre a à peine repassé sa chemise. Elle pleure presque quand il lui passe la bague au doigt ; lui réprime discrètement un bâillement. Héra fronce le nez de dégoût devant la scène, avant de poser un regard désolé sur la pauvre fille.

Elle aimerait lui dire, à elle comme à toutes les autres dont elle a organisé le mariage en sachant ce qui allait arriver, que les hommes mentent. Elle aimerait leur dire de faire attention.

Elle ne le fait jamais.

Celle qui fut autrefois la reine des dieux sortira par une porte de service, ignorant la musique qui s'échappe de la petite église jaune. Elle marchera jusqu'à la mer, ôtera ses escarpins pour marcher dans le sable et se donner l'impression qu'elle est toujours chez elle, à Lesbos ou à Corinthe, où dans son très cher Olympe, auprès de ses enfants qu'elle aime si fort qu'elle en a mal au cœur, parfois.

Elle essayera de retenir ses larmes ; elle n'y arrivera pas.

Les derniers Olympiens Où les histoires vivent. Découvrez maintenant