Zeus

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Il demande un verre supplémentaire, comme pour oublier que c'est son vingt-huitième. Le barman n'est pas difficile ; l'avantage, ici, c'est qu'il n'aura pas à surveiller sa consommation pour avoir assez d'équilibre quand viendra le temps de filer sans payer la note. Dionysos, après tout, n'est clairement pas en position de lui faire la moindre remarque à ce sujet.

Ce n'est pas tous les soirs comme ça. Il y a des fois où il finit le nez entre les draps avec une jolie fille, même si ça devient de plus en plus rare à mesure que l'éthanol appose sa marque sur ses dents et sa peau, d'autres où il croise Poséidon ou Déméter dans un quelconque coin du globe pour échanger quelques nouvelles et d'autres encore qu'il passe la tête nichée dans le creux de la gorge d'Héra, à ne rien faire sinon écouter à quel point son cœur bat doucement sous sa peau d'albâtre quand il n'y a aucune colère pour l'agiter (Ces fois-là sont devenues quasi inexistantes, autant que la tendresse dans les yeux de sa femme)

Mais la plupart du temps, il échoue ici, dans le petit bar que le plus jeune de ses fils semble apprécier tenir et où il n'a rien à justifier. Il y a trois-cent-soixante-six sortes de cocktails différents sur la carte et un vieux juke-box qui joue dans un coin, sa musique noyée sous le flot diffus des conversations. Si c'est un concept qui existe encore dans ce monde déchu, cet endroit doit être la version moderne de leur bon vieil Olympe. 

Dehors, l'orage gronde, mais on ne l'entend pas. C'est une raison supplémentaire pour Zeus d'aimer cet endroit. L'insonorisation. Il en a marre d'entendre la foudre se déchaîner dans le ciel avec des grondements larmoyants, l'air de demander "Pourquoi m'as-tu abandonnée ?". Il n'a pas eu le choix, ou peut-être si, mais de toute façon, est-ce que ça a encore de l'importance ? Il a laissé ses pouvoirs derrière lui quand il a quitté l'Olympe, comme tous les autres. Le monde avait cessé de leur appartenir alors ils ont tenté leur chance, il sont allés vers les mortels, mais on ne voulait plus d'eux. Alors ils se sont séparés, chacun de leur côté, se faisant des demi-promesses de réunion prochaine que bien peu d'entre eux ont tenues.

Depuis combien de temps n'a-t-il pas revu Hadès, Perséphone, les jumeaux, Hermès, Aphrodite, Athéna (Sa fille préférée, même s'il était censé le nier) ? Combien de temps depuis qu'Arès lui avait demandé d'une voix lasse mais encore fléchie par un accent militaire de s'en aller et le laisser seul ? Combien de temps depuis que Hestia les avait regardés partir de ce qui avait été leur maison durant si longtemps ?

Combien de temps depuis leur descente aux Enfers ?

Zeus ne sait même plus. Il a arrêté de compter quelque part après... après quoi, au juste ? Les mélanges colorés de Dionysos sont donc si efficaces qu'ils l'empêchent même de se rappeler à quel moment il a perdu espoir ?

(Après la prise de Constantinople, sans doute. Ou bien celle d'Alexandrie, on peut dire que c'est tôt, même pour un dieu)

Il a essayé, vraiment essayé. Mais les mortels sont différents, maintenant. Ils ont découvert des nouvelles règles à l'univers, bâti des temples pour de nouveaux dieux, brisé des règles afin d'en créer de nouvelles. Il n'y a pas si longtemps, il ont marché sur la lune ! Icare est mort pour bien moins que ça...

Autrefois, les guerriers les plus braves tremblaient devant le roi des dieux. Les vierges se jetaient à ses pieds pour obtenir ne serait-ce qu'un baiser (Il s'arrêtait rarement à ça, cela dit). Aujourd'hui, il peine à impressionner le moindre gamin et les filles n'hésitent pas à brandir des bombes à poivre lorsqu'il se fait trop insistant.

C'est une vérité qu'il redécouvre chaque soir au milieu de ses pensées qui s'effilochent, en fixant son verre vide comme s'il pouvait y trouver le sens de tout cela : Ce monde n'est plus fait pour eux.

Quelques verres plus tard, le roi sans trône se lèvera de son tabouret et, la démarche hésitante, il s'en ira en regardant pointer au loin l'Aurore aux doigts de rose. Il titubera le long du chemin qui mène à sa maison et frappera à la porte en essayant encore d'espérer que cette fois, Héra le laissera se blottir contre elle entre les draps au lieu de lui désigner le canapé d'un geste pincé.

En vain, comme toujours.

Les derniers Olympiens Où les histoires vivent. Découvrez maintenant