Ruteboeuf attendit que les portes se referment sur le mécanicien qui hoquetait comme un dindon avant de basculer son commutateur Ghillie. Les franges optiques lui chatouillèrent le nez. Un élancement s'insinua jusqu'aux tréfonds de son fondement avant de s'évanouir dans un pet sonore. Une seconde plus tard, il aperçut le bout de ses doigts. D'abord d'une teinte irisée, ils se stabilisèrent en prenant une couleur d'un grège brunâtre piqueté de rides grises. Comme à chaque fois qu'il endossait trop longtemps sa tenue de camouflage, une ondée désagréable lui donna un haut-le-cœur. Ses vertèbres crissèrent tandis que les dernières fibres de sa combinaison achevaient de se rétracter dans les pores de son épiderme. Il souffla en fermant les yeux de soulagement. Cette fois-ci, il s'en était fallu de peu...
Ruteboeuf avait croisé la route d'Hexagone quelques minutes plus tôt, à l'intersection quarante, là où le boyau, après avoir traversé les citernes de vidange pneumatiques, contourne la salle des machines. Le jeune garçon avait déboulé du sas quarante comme s'il avait une comète au cul puis il s'était mis à remonter le tube au pas de charge, ses semelles métalliques égrenant un plic-ploc métallique dans l'étroit passage.
A aucun moment Ruteboeuf ne s'était attendu à tomber sur le mécanicien. Son plan initial consistait à remonter sans encombre jusqu'au salon des distortionnateurs, à remettre le correcteur de réalité en marche et à cacher le virus dans la mantille de la machine, là où personne ne songerait à aller le chercher dans le cas - peu probable - où les douanes volantes fouilleraient le vaisseau en approchant de Psalmanazar. Ensuite, il avait prévu de retourner peaufiner son bronzage à la diode dans ses appartements en descendant deux boîtes de harengs au miel. Point à la ligne.
A la grande horloge intersidérale ramenée à l'échelle humaine, on était en plein milieu de l'après-midi. Le reste de la troupe traînait au mess, jouant au diabolo cartes, se tournant les pouces, ou somnolait dans sa cabine en sirotant du thé glacé. Ruteboeuf était certain d'avoir la voie libre. Il n'y avait guère que le capitaine et cette cervelle d'huître de mécanicien pour s'affairer dans l'aile avant du Caméléon quand on pouvait ne rien faire du tout, mais ces deux acharnés se cantonneraient probablement à l'une ou l'autre des unités techniques, à l'écart du chemin de Ruteboeuf : ils traîneraient dans la zone de combustion anaérobique, la salle de refroidissement pulsée ou quelque chose dans ce goût-là. De fait, le muant avait décidé de s'en tenir au boyau, rien que le boyau pour se rendre jusqu'au salon. De cette façon les moutons mécaniques seraient bien gardés.
En refermant doucement la porte de sa cabine pour prendre le chemin du la section Quatre virgule soixante-douze, Ruteboeuf s'en était léché les babines. Son plan était parfait. C'était du tout cuit. Et il ne s'était presque pas trompé : alors qu'il descendait la section Vingt-trois moins deux et juste avant de bifurquer vers la section Cinquante-huit, une mélodie résonna dans le tube. On aurait dit des perles d'acide jetées sur le visage immobile et sublime de la belle au bois dormant : l'air était triste à faire chialer un Reichsführer. Le muant reconnut immédiatement cette marche funèbre que sifflotait le Capitaine K. lorsqu'il se consacrait à la maintenance des pistons rouillés du Camé. Il fit un rapide et tridimensionnel calcul mental. La ritournelle provenait de la salle des machines.
La salle des machines... Ruteboeuf fit rouler ses yeux globuleux dans leurs orbites trop larges. Pardi ! Bien sûr que le Capitaine se trouverait là ! A pousser son moteur comme une bête de concours. Comme si cette vieille carne avait dans le ventre autre chose qu'un vieux trot fatigué... K. les avait tous fourrés dans le pétrin, et maintenant, il espérait un miracle. Qu'est-ce qu'il croyait ? Qu'il suffisait de charger le Camé sur son dos et de franchir en courant les derniers kilomètres-lumière qui les séparaient de la Cité-Station ducale pour rattraper leur retard ? Mauvaise pioche. Il aurait fallu penser à tout ça avant de s'éterniser à Cancri.
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SPACE CIRCUS
Science FictionLoin, très loin dans la Galaxie, le Grand Duc Nebo règne depuis trop longtemps sur le Duché galactique. Le temps est venu de passer son tour. Hélas, cette histoire de passation de pouvoir n'est pas très à son goût. Aussi a t-il la merveilleuse idé...