— « Le diable est encore le meilleur subterfuge pour disculper Dieu. »
Ma professeur de littérature referma l'épais bouquin et l'emprisonna entre ses mains osseuses. Elle était très enjouée ce matin, elle lisait les quelques lignes à voix haute et expliquait longuement leur signification. D'habitude, elle se serrait contentée de nous demander un essai sur la vie et ses troubles. Mais étrangement, nous avions abordé le sujet du religieux et de l'irréligion sous la plume des auteurs humanistes et athées. Évoquer la religion et surtout l'athéisme aux Etats-Unis était pointilleux. Nous étions un pays très religieux, qu'importe la religion, Dieu est important. Tout autant dans la culture que dans l'éducation. De plus, nous faire étudier cela dans le cadre scolaire m'étonnait d'autant plus que chaque matin avait lieu le sermont religieux –nous n'étions même pas une école chrétienne.
Je passais machinalement ma main dans mes longs cheveux bruns, appuyais sur la gomme de mon crayon porte-mine et gribouillais un dessin sur le coin droit de mon bloque notes.
— Qui pourrait me dire l'auteur de ce livre ? J'entendais la voix mielleuse de ma professeur comme derrière une porte, je ne prêtais absolument pas attention au cours. J'aurais peut-être du.
— Mary.
Zut. Quelle était la phrase ? Je relevais lentement la tête, comme si je m'apprêtais à être pendue en place publique. Je croisais le regard bleu de la vieille dame qui m'offrit un sourire pincé. Je parcourais le tableau noir du regard, cherchant parmi les innombrables écritures blanches qui ne se suivaient même pas, une réponse. Je soupirais doucement, c'était peine perdue.
— Je ne sais pas.
Espérant qu'elle abandonne et jette son dévolu sur un autre malheureux, je baissais la tête, coupant l'échange visuel.
— Bien sûr que tu sais. Elle déposa le livre aux pages jaunis couvert d'une épaisse couche de cuir vert sur son bureau. Elle le contourna et comme défiante, s'asseyant à demi sur le bureau, elle croisa les mains sur ses genoux.
N'allait-elle donc pas me laisser tranquille ?
— Je vous assure que je n'en ai pas la moindre idée, je...
— Si je te dis, le complexe d'Oedipe, me coupa-t-elle.
J'entrouvrais légèrement les lèvres, un tic dont je n'arrivais pas à me débarrasser quand je me mettais à réfléchir ou me concentrer. La classe était drôlement silencieuse, quelques rires fusaient par-ci par-là mais c'était la sérénade habituelle. J'avais le don pour passer pour la dératée de service. Puis, comme une illumination, je joignais les deux bouts.« Le diable est encore le meilleur subterfuge pour disculper Dieu. »
— Freud. Sigmund Freud, je lâchais assez fort pour être entendue.
Elle décocha un sourire satisfait et claqua des doigts, se dirigeant vers le tableau en ardoise. Elle effaça les phrases au préalablement écrites pour les remplacer par les mots : Qui malum agit. Si mon latin n'était pas complètement rouillé, cela signifiait « Celui qui fait le mal ». Je reposais mon crayon sur mon bureau, et posais mon menton sur le dos de ma main ; ce cours commençait à devenir intéressant.
Ma professeur posa la craie sur son bureau et dans son volte-face, elle se dirigea vers la petite bibliothèque en bois disposée à l'entrée de la salle de classe. Elle tapota ses ongles contre l'étagère et se saisit de ce que je croyais bien être une bible. Elle feuilleta les pages rapidement et hocha la tête lorsqu'elle tombait sur celle recherchée. Elle glissa un morceau de papier afin de marquer l'emplacement du verset voulu, puis, relevant le regard vers la classe, elle pointa un garçon assit derrière moi. Il était assez petit et joufflu, des cheveux blonds rasés et des taches de rousseurs lui donnaient un air enfantin.— Croyez-vous en Dieu, lui demanda-t-elle simplement. Il eut un moment d'hésitation, ne comprenant pas s'il s'agissait d'une réelle question.
— Pardon ?
Je crois qu'il s'appelle Isahia, mais je n'étais pas sûre alors je me contentais d'observer les teintes de rouges par lesquelles il passait tout en mordant sa lèvre. Je suppose qu'être au centre de l'attention provoquait chez lui un certain malaise qu'il n'arrivait pas bien à dissimuler.
— Isahia Shiffer, croyez-vous en Dieu ? C'est une question assez simple, il me semble. Elle avança vers ce pauvre garçon qui semblait au bord des larmes. Une fois arrivée à sa hauteur, elle se planta en face de son bureau et croisa les bras sur sa poitrine. Son chemisier kaki et sa longue jupe noire lui donnait un air de gouvernante très peu rassurant.
— Madame, je doute que cela soit une question légitime... Il s'agit d'une école publique. Une jeune fille arborant un carré châtain et une paire de créoles avait haussé la voix, quoique peu assurée, faisant remarquer l'indécence de la question. La vieille dame sourit doucement et leva les mains en direction de son chignon maintenu en place par deux aiguilles en bois. Elle frictionna de la main la masse de cheveux bruns teintés à quelques endroits de blanc, puis comme heureuse qu'une pauvre âme ait osé prendre la défense du gamin, elle abandonna et rouvrit le livre qu'elle tenait maintenant entre ses mains depuis une dizaine de minutes, son doigt parcouru la page et s'arrêta à mi-chemin. Puis elle dit :
— « Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne se tient pas dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité en lui. Lorsqu'il profère le mensonge, il parle de son propre fond ; car il est menteur et le père du mensonge. »Je fronçais les sourcils, perdue. Je ne comprenais pas où est-ce qu'elle essayait d'en venir. Je me penchais légèrement par dessus mon bureau et joins mes mains, mon vernis bleu foncé était écaillé sur le début de mes ongles.
— Quel est votre nom ?
Elle s'adressait à la fille qui avait prit la défense d'Isahia.
— Yasmina, elle pinça les lèvres. Je croisais son regard lorsqu'elle se retourna à demi à la recherche sans doute d'un soutien visuel. Je ne l'étais pas, elle était juste intrigante. Tout à l'heure, elle avait parlé devant tout le monde avec un début d'assurance et maintenant elle était presque mortifiée.
— Qu'est-ce que le mal, Yasmina ? Du moins, comment le visualisez-vous ?
— Je...
— Pourquoi le diable a-t-il été créé à votre avis ?
— Et bien, je pense que...
— C'est la question que Freud, Flaubert ou encore Sartre se sont posé. Tous les pêchés, les actes immoraux que nous commettons, nous autres, humains, sont allégorifiés par lui.
— Ou alors, si nous prenons le point de vue des croyants, c'est le Diable qui force l'homme à commettre ces actes.
Un garçon venait de prendre la parole, il était assis deux rangs devant moi. De dos, il semblait athlétique. Il avait des cheveux bruns bouclés qui tombait sur sa nuque, une chemise blanche en lin soulignait ses épaules. Il n'était pas divinement musclé, seulement en finesse, comme un danseur. Comme s'il s'apprêtait à exposer sa thèse, il croisa les bras près de son torse et s'avança sur sa table.
— Vous ne présentez que le point de vue athé et philosophique, pas celui religieux. Les croyants, enfin, ceux qui ont la foi ne soutiennent pas ces idées scientifiques et ne font pas le parallèle entre les entités divines et démoniaques avec les travers de la psychologie humaine, vous voyez ?Surprise, ma professeur prit un moment de réflexion, s'éloignant de la table de Yasmina pour venir s'assoir calmement derrière son bureau. Elle allait répondre, mais la sonnerie marqua la fin du cours.
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Devil's inside
RomanceAlors que Mary, une jeune new-yorkaise lambda entame sa deuxième année en faculté littéraire, elle rencontre deux garçons que tout oppose. L'un est enivrant et tentateur tandis que l'autre est chaleureux et bienveillant. Un triangle amoureux réveil...