Ce matin j ai reçu un courrier d un autre âge, une lettre qui aura traversé le temps. Je vous la livre en préface de cette histoire.
Cul-des-Sarts, Le 25 août 1914.
Je t écris du passé. Il m est étrange de savoir que tu ne pourras jamais me répondre ou, plus précisément, que je ne pourrai jamais te lire. C est le jeu du temps qui passe et qui jamais ne revient. Mais peu importe qu il s agisse d un monologue, j avais envie de te parler, de me savoir vivant au fil de ta lecture. N est-il pas magique que je puisse exister à travers toi ? Tu seras donc ma voix dans les lignes qui suivent.
C est soir de pleine lune et le répit d une trêve aussi soudaine que suspecte m autorise à prendre la plume pour t écrire. Je me demande si quand tu ouvriras cette lettre notre pays, s il existe encore, jouira enfin du bonheur d une paix prolongée. Il y a quelques mois, je rêvais d autre chose, d un été différent. En août, avant de faire mes valises pour l Amérique, je pensais prendre la route du littoral et arpenter la plage au petit matin. As-tu entendu parler du char à voile ? Une sorte de chariot à quatre roues en bois plein, équipé d une voile ? Un certain André Dumont a développé cet engin de loisir sur la plage de La Panne. Je me demande si à ton époque on pratique encore ce sport atypique. J aimerais m y essayer un jour, quand tout ça sera terminé, quand j en aurai fini du sifflement des balles et du fracas des obus. Que ne donnerais-je pas pour une virée en char à voile... Mais je m égare. Revenons à aujourd hui, à ce mois d août 1914.
Nous sommes le 25, nous allons bientôt franchir la frontière belgo-française. Je ne sens plus la plante de mes pieds, la route m a paru interminable ces dernières quarante-huit heures. Les Allemands se sont emparés de Namur, que nous défendions avec acharnement depuis le début des hostilités, et sous les ordres du Colonel Verbist nous avons décidé à contrecoeur d abandonner nos positions pour prendre le chemin de la France à travers l Entre Sambre et Meuse. Après deux jours de marche forcée sous un soleil caniculaire, je viens enfin de recevoir un maigre ravitaillement. On nous annonce que les Allemands sont à nos trousses et que, fous de rage de nous avoir trouvés sur leur chemin, ils iront jusqu à la mer du Nord s il le faut pour anéantir notre armée, jusqu au dernier soldat. J aurais tant voulu découvrir la mer cet été, pour la première fois. Et puis prendre la mer, fin septembre. Prendre le large, pour de bon. Es-tu déjà allé à la mer ? As-tu déjà senti sur ton visage la brise qu on nous vante si douce ? On m a parlé du chant des mouettes aussi et de la pêche aux crevettes au petit matin.
Il fait étonnamment calme ce soir. Je n ai plus l habitude du silence. Permets-moi de faire une pause, rien qu un instant, pour glisser un peu de cette quiétude dans ma boîte à souvenirs. J en aurai sans doute besoin dans les jours à venir. Je ne sais pas où nous serons demain, je ne sais pas si ce journal durera encore une semaine, un mois, un an ou plus. Je me demande si j en verrai la fin où si elle m échappera. J ai peur, parfois, de ne pas pouvoir refermer le livre de ma vie. Je t écris dans l urgence d une situation tragique mais j aimerais pouvoir un jour te faire partager le retour du bonheur, comme si cette guerre dont je ne connais pas la cause n était qu un cauchemar, une douloureuse parenthèse de l histoire. J aimerais qu on s en souvienne comme de la dernière, comme d une pluie d orage, violente mais salvatrice. Dis-moi que j avais raison, dis-moi qu à ton époque la guerre n existe plus.
Lodelinsart, 16 mars 1898, le jour de mes dix ans.
- Camille, range tes soldats, c est l heure du souper, ton père va bientôt rentrer de la mine, je n ai pas envie de le faire attendre, tu sais comment il est... évite de l énerver, surtout le jour de ton anniversaire...
- Mais maman, j étais en train de battre les Allemands avec les soldats que bon-papa m a offerts, viens voir, ils reculent, encore deux coups de canon et j ai gagné ! Je vais venger les Français, leur récupérer l Alsace et la Lorraine. Encore une minute s il te plaît, la guerre est bientôt finie.