Hiver
"Je pense que la nuit est le moment que je préfère. Je ne saurais pas expliquer pour quelles raisons, mais je m'y sens bien. Dans l'obscurité, je suis comme les autres. Ma souffrance devient secondaire. C'est mon élément. Et puis, les villes... De nuit... Avec tous ces lampadaires, tous ces phares de voiture, les lumières si rares donnent un côté poétiques à ces murs de béton. Je trouve ça beau cette façon d'éclairer la beauté, grâce à l'ombre. La nuit est belle. Ça doit être aussi pour ça que j'aime l'hiver. À 17 heures, il fait nuit. J'adore ça ! Le froid me convient très bien. Je suis pas frileuse, alors bon... Tu le sais. Et tu sais que ça ne m'empêche pas pour autant d'être souvent enrhumée, ce qui est plutôt ennuyeux, tu l'admettras. J'aime le froid, mais visiblement lui ne m'apprécie pas trop !"
Je me tus l'espace de quelques secondes. En partie pour reprendre mon souffle, car parler seule me demandait un effort que je n'étais pas habituée à fournir. Et en outre, je devais aussi ravaler mes larmes. Elles menaçaient de s'échapper de leur prison de chair, dans laquelle je les retenais, et je refusais qu'elles fuient. Qu'elles me quittent, elles aussi. J'en avais assez de perdre des parties de moi.
"J'ai l'impression de tomber de plus en plus souvent malade en ce moment. Depuis que tu es parti, je ne fais plus attention à ce que je fais. J'en ai plus rien à faire, je t'avoue. Et je sais que si tu étais à mes côtés, tu m'engueulerais. Et tu me disputerais encore à cause de mon vocabulaire grossier."
Un léger gloussement, plus nerveux que sincèrement amusé, quitta mes lèvres gercées alors que je me remémorais certains de nos plus étincelants souvenirs.
"Tes éclats de rire me manquent, tu sais ? Je pense que tu vas avoir du mal à y croire, mais je n'arrive plus à m'amuser. Je ne dis plus de conneries, je ne suis plus aussi souriante, et ça inquiète tout le monde. C'est gentil de leur part, de se soucier de moi, mais ça ne sert à rien. Je ne peux pas dire de bêtises ; si je n'entends pas ton rire après, quel intérêt ? Même tes sourires moqueurs, tes allusions perverses, tes sous-entendus me manquent. Ils m'agacent certes. Mais ils me manquent quand même. Ce n'est pas juste de tes qualités dont je me souviens. Je me rappelle de tout, tu connais ma mémoire. Cette mémoire qui me fait souffrir aujourd'hui. Chacun de nos fous rires, chacun de nos délires, ils sont tous dans ma tête. Et même si j'ai l'impression, pour l'instant, qu'ils seront toujours là, que je ne les oublierais pas, je sais qu'inexorablement ils s'effaceront. Pas complètement évidemment, mais ils vont perdre en netteté, en précision, et ça me tue de savoir que je n'y peux rien. Ça me tue encore plus de savoir que je vais oublier tes traits, ton visage, tes yeux, ton sourire..."
Je les voyais encore, et je l'imaginais sans difficulté et avec une exactitude impressionnante. La perte de cette aptitude m'effrayait tant, sans que mon angoisse ne change quoi que ce soit au passage du temps qui emmènerait avec lui des pans entiers de nos existences.
"Je te connais suffisamment pour savoir comment tu réagirais. Tu me fixerais avec tes immenses yeux noirs, et tu me déclarerais lentement que "c'est peut-être mieux ainsi". Tu as certainement raison, ça ferait moins mal, je suppose. Enfin, je ne suis pas vraiment convaincue... Si tu étais là, tu te moquerais de tous mes soupirs. Déjà que je soupirais beaucoup, c'est pire maintenant et je suis sûre que ça t'amuserait. C'est une de mes principales activités en ce moment, soupirer. Avec essayer de deviner ce que tu ferais ou dirais face à certaines choses. Ça sonne comme une obsession, c'en est d'ailleurs certainement une, mais j'ai tellement de mal à réaliser que je ne te reverrais plus. Jamais. Je ne me rends pas compte de l'éternité que ce mot représente. Jamais... Ils m'ont tous dit que le déni était une phase du deuil, mais je suis incapable de le faire, mon deuil. Il est impossible de faire le deuil de soi-même. Et lorsque tu es mort, je suis mort avec toi."
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Seasons
General FictionAussi difficile qu'il soit de l'admettre, le temps s'écoule sans que nous n'ayons une quelconque emprise sur lui.