CHAPITRE 5 : Extérieur

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Les jours ont passé à une lenteur si monstre que j'ai cru être coincé dans le temps. Chaque matinée commençait dès l'aube. Je me faisais secouer sans ménagement lorsque les premiers rayons de soleil d'automne effleuraient mon visage. J'ouvrais généralement les yeux sur les narines de mon médecin attitré.
Vision d'horreur.
Il m'emmenait chaque matin dans sa salle où j'avais le droit à une trentaine de minutes dédié à ma psychologie interne ou un autre truc qui craint du genre mais qui se résumait en réalité à de la jauge de regards silencieux. Lorsqu'il comprenait que je n'ouvrirai pas la bouche, il soupirait, fermait un dossier qui était posé sur ses genoux noueux et me mettait à la porte. Il y avait alors rééducation, essai de me faire parler, jeux avec les petits de l'Annexe 4 qui était pour moi juste la vision du petit Albert se trimbaler nu dans les couloirs poursuivis par des infirmières à bout de souffle, repas, le passage (plus gênant tu meurs) aux toilettes accompagné, essai de me faire parler avec cette fois une orthophoniste dépressive (et surement irrémédiablement suicidaire) et le passage de la douche (j'espère sincèrement que le ridicule ne tue pas). J'étais acheminé dans toutes les salles par une infirmière de mon âge. Elle poussait le fauteuil sans aucunes secousses, si bien que je m'endormais à chaque fois, malgré tous mes efforts pour rester éveillé. Je piquais du nez tellement souvent que vu de l'extérieur, j'aurai plus ressemblé à un mec atteint de Parkinson au cou ou a un gars un peu paumé, allez savoir. J'appris que la fille s'appelait Juliette, ou Justine, un truc en tout cas qui commençait en « Ju ». J'ai aussi remarqué que Aenor et elle ne s'aimaient pas beaucoup. A chaque fois qu'elle était de service en même temps que la jeune fille, il y avait comme de la tension dans l'air.

Aenor ne pouvait revenir tous les jours et je m'en voulais de me sentir seul alors que Ju' (j'avais finis par la renommé ainsi) la remplaçais. Comme si personne ne suffirait assez. Aenor me racontait à chaque fois ce que j'avais pu manquer, chez les célébrités comme dans ma vie ou en découvertes. Je n'aurai jamais cru penser que je pourrais apprécier une discussion sur les sciences spatiales mais il s'est avéré que oui. Aenor avait ce don-là. Mais parfois, je la surprenais à regarder par la fenêtre, les yeux dans les vagues. J'imaginais parfois de sombres rouleaux s'écraser dans son regard. Ses iris se voilaient soudainement, sans que je puisses les arrêter. Elle était parfois tellement dans ses pensées que je devais m'acharner sur l'interrupteur pour qu'elle daigne lever les yeux : j'avais trouvé une technique avec ma lampe de chevet pour capter son attention lorsqu'elle faisait autre chose, vu que ma voix n'était pas au rendez-vous. Aenor clignait alors des yeux, comme pour chasser des larmes inexistantes et me faisait un grand sourire.

Combien de fois a-t-elle pu fausser un tel sourire ? Et combien de fois on a pu s'y laisser prendre ?

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J'atteignais chaque jour des nouveaux paliers : prendre plus conscience du monde qui m'entoure, distinguer toutes les formes précisément, ne pas m'endormir au bout de quelques minutes, tenir un stylo ou un livre correctement et longtemps, et des tas et des tas de nouveaux trucs qui me paraissaient si simple avant que tout ça n'arrive.

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Les jours et les semaines sont passées et une routine s'installe doucement dans ma vie. Les journées se répétaient inlassablement sans que je puisses en mettre fin. Pour moi, ma vie ne se résumait plus qu'à l'emploi du temps donné par Ju' (que j'avais finalement identifié lors d'un demi-sommeil, comme étant appelé Julia lorsqu'un infirmier l'avait appelé. Mais puisque je n'en étais pas sûr totalement, j'optais toujours pour la première option, comme tous le monde dans l'hopital).

Mais un jour où mon médecin attitré -Monsieur George (Gégé pour les intimes)- me réveillait comme tous les matins dés l'aube, il me fixa un moment puis lâcha, comme s'il n'y tenait plus :
- Tu dois partir.
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Je fronce des sourcils, ne comprenant pas et ne pouvant rien dire. Je ne peux formuler mon incompréhension : je me suis rendu compte au fil des jours que mon mutisme n'était pas dû à un déni pathétique de vouloir parler, mais bien à une incapacité totale à faire franchir le moindre son de ma gorge. J'avais d'abord paniqué un long moment, cloué à mon lit en essayant de hurler, noyé dans des larmes de peur et le sommeil l'avait emporté sur ma crise après un long moment. J'avais fini par assimilé lentement la nouvelle, même si je ne l'ai toujours pas vraiment digérée.
Mes yeux parlent d'eux même et George soupire :
- Il est rare que l'on garde aussi longtemps un adulte, même si j'en conviens que ton état en explique beaucoup.
Le terme "adulte" me fait grincer des dents. J'avais beau avoir dix-huit ans lorsque le coma m'était tombé dessus, je n'étais toujours pas près à être appelé "monsieur" au lieu de "jeune homme".
Ils avaient dû me garder pendant un bon mois, ce qui m'a laissé du temps pour mettre en pratique ma vision théorique du mot "marcher", si bien que j'arrivais désormais à me déplacer correctement sans aucune aide, du moins dans un délai limité. J'ai vu passer le nouvel an mais n'ai pas demandé quelle année on fêtait. J'en avais ma petite idée mais ne voulais pas l'entendre sortir d'une bouche, comme si j'essayais de prévenir à ce choc. Je me demande même si ça m'intéressait vraiment.
- Aenor passe te chercher dans une heure, ça te laissera du temps pour ramasser tes affaires, m'informe-t-il.
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Inutile de dire que j'ai fais rapidement mes bagages. A vraiment y penser, je ne les ai pas fais. La totalité de mes vêtements et affaires étaient fournis par l'hôpital, et mes seuls effets personnels étaient un petit carnet Hello Kitty et un stylo rose à paillettes empruntés par monsieur George (pour ne pas dire rackettés) à une petite de l'Annexe 4, pour que je puisses m'exprimer.
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Il y avait aussi un sweat et quelques autres vêtements que Maxime m'avait apporté mais, malgré le fait que le garçon soit dépourvu de muscles et de la même ossature que moi, cela ne m'empêcha pas de flotter dedans
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Dés que je pourrais marcher correctement, je me remettrais au sport. Je brûle de courir depuis mon réveil. Cette envie est si forte qu'elle m'en tord le ventre.
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Aenor m'attendait devant le guichet, tenu par une vieille femme aigrie dont les cheveux blancs sont tirés si strictement en un chignon serré qu'ils faisaient effet d'un lifting vraiment efficace. Elle m'accoste en m'embrassant sur la joue et me sourit. Je tressaille un instant, peu habitué aux contacts physiques après un si long sommeil. Aenor se fou bien de prouver une marque d'affection amicale envers le sexe opposé, et ça se voit.
- Un nouveau départ ?
J'hoche la tête et je la suis vers la sortie, bien que plus lentement. Je griffonne rapidement quelque chose sur mon carnet et lui montre lorsque nous sortons de l'hopital. A ce moment-là, j'ai une étrange sensation qui plane dans ma poitrine, comme un élan de liberté qui grandit dans mon coeur. Aenor me regarde, l'air amusée :
- On dirait un veau sortant de la ferme.
Son expression est bizarre mais je lui souris, me rendant compte que c'était une des premières fois que je le faisais. Elle s'en rend compte et cela ne fait qu'accentuer le sien. On arrive vers sa voiture et elle charge mes minces affaires dans le coffre. Son auto est minuscule, et aussi rouge que des joues lorsque Monsieur George lui fait un compliment. La jeune femme m'explique qu'elle a passé le permis il n'y a pas bien longtemps et que la conduite sera surement "sportive". Elle avait dégoté l'ancienne voiture qu'utilisait sont père dans les années 95. Je décide d'ignorer la peur qui se noue dans mon ventre. Je dois forcer la portière un instant avant qu'elle ne veuille s'ouvrir dans un grincement de fin du monde, ce qui devait être dû au fait qu'elle est plus vieille que moi. Une fois installés, je jette un coup d'oeil à une sorte de boule rouge et noire qui pend au rétroviseur et son regard amusé m'indique clairement de ne pas poser de questions. La conductrice répond enfin à la question que je lui avait posé :
- Les frais d'hopitaux ont été financés à l'avance, ne t'inquiète pas. Je... n-non, je ne t'emmène pas chez ta mère ou chez ta soeur. E-Elle t'a dégoté un appartement. Tes affaires ont été emportées là-bas, tu verras.
Mon regard que je jette vers l'horizon en veut dire long et elle soupire :
- Je sais, mais elle habite loin, elle a demandé à un ami de tout déposer. Tu la verras un jour, je te le promets. Sa voix vacille un instant et je sens qu'il y a quelque chose derrière mais ne tente rien. Je le saurai en temps voulu. Jusque là, elle m'avait parlé la main sur la clé enfoncée dans le contact et décida de la touner. Le moteur rugit si fort que je sursaute. Ce son sonne comme le début de mon malheur.
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- Tu commences les cours dans trois jours.
J'inspire difficilement. Nous nous triuvons dans le salon. Mon appartement dispose d'un canapé, d'une cuisine équipé et de quelques meubles indispensables. Il est d'un blanc qui me rappelle certains murs de l'hopital et est aussi impersonnel que mon ancienne chambre. Quelques cartons ont été déposés dans l'entrée et constituent l'unique preuve que l'habitation héberge un humain ces temps-ci.
"Je n'ai suivi aucun cours, Aenor."
Les mots griffonés sont presque illisibles mais elle en saisit le sens. C'est complètement stupide de me faire reprendre l'école comme ça et ce mot indique bien évidemment la présence d'un mutisme assez encombrant. Je ne sais même pas si j'arriverai à ne pas m'endormir d'un coup, ou même à tenir debout. J'avais encore en mémoire l'épreuve de l'escalier qui m'avait laissé à bout de souffle. Je devais retrouver vite mes anciens muscles ou ma vie virerait bientôt au calvaire.
- Ta soeur a tenu à ça, je ne peux rien faire.
"Je ne connais personne, écris-je"
Celle-ci sourit gentiment, comme si elle était sur le point de me dire quelque chose.
- Tu seras dans ma classe.
J'écarquille les yeux, puis les pièces de puzzle s'emboitent dans mon crâne. J'étais complètement déboussolé, si bien que le stylo tremblote lorsqu'il glisse sur le papier.
"L'école de médecine? C'est pas un peu... ?"
- Con ? Ouai, on pourrait dire ça. Tu vas en baver un max, ça c'est sûr. Mais pour un mec qui a finit 9 ème du classement général, je pense que ça devrait le faire.
Je souffle par le nez, l'incompréhension me gagnant lentement. Aenor balaye du regard le salon, puis il se pose sur moi. Elle se mord nerveusement la lèvre inférieur, comme si elle se demandait intérieurement quelque chose. Puis, elle finit par se lancer.
- Il y a une soirée qui est prévue ce soir. Pavel sera là.
J'ouvre la bouche puis la referme. Les yeux d'Aenor se vitrent à nouveau, comme à chaque fois qu'elle est replongée dans ses pensées.
"A quoi tu penses ? écris-je à toutes vitesses"
Elle bats des paupières sous mon coup de coude, puis me sourit en lisant :
- Juste... des souvenirs d'une ancienne fête.
Je l'encourage d'un hochement de tête.
- Il y avait un garçon, enfin, une longue histoire.
Je n'en savais pas grand chose sur ce fameux garçon, mais j'en voulais à ce crétin d'avoir fait souffrir Aenor.

Mute || Calvin HaytonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant