V La traque

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Sa journée s'était terminée plus tôt que prévu songea-t-il non sans une pointe d'humour noir en observant le cadavre qui lui faisait face. La marque de cage sur l'épaule dénudée ne lui aurait laissé aucun doute sur l'identité de l'homme qui était étendu devant lui s'il avait eu la moindre hésitation. Kenneth Hammond. Il savait parfaitement qui il était. Il connaissait chaque membre de la Société.

-Ça ne devait pas arriver.

Il ne se rendit pas compte qu'il avait parlé à haute voix. Son visage était froid et dur comme de la pierre. Ce n'était pas la mort de son collègue qui l'affectait mais bien le fait qu'il ai été tué par quelqu'un d'étranger à la Société. Il jeta un coup d'œil à Kenneth dont les yeux fixaient le plafond de manière déplaisante. Il allait retrouver la personne qui avait commis ce crime. Le secret était son principal allié et il espérait que Kenneth n'avait pas parlé. Mais il savait pertinemment que, tôt ou tard, il aurait dû se débarrasser de lui. Son ambition démesurée devenait beaucoup trop dangereuse. Pensif, il se tourna vers la fenêtre où des gouttes pluie s'écrasaient inlassablement sur le double vitrage. Nombreux étaient les gens qui lui étaient redevable, songea-t-il avec délectation et il saurait profiter de cet avantage.

« Vocabulaire varié sans pour autant être élaboré. Devoir correct » écrivaient souvent ses anciens professeurs sur ses copies. Il eut un sourire un brin narquois à ce souvenir soudain. Si seulement ils savaient ce qu'il était devenu. Une différence fondamentale avait toujours existé entre talent et génie. Le génie est inné. Avec modestie il reconnaissait bien volontiers qu'il n'en avait pas. Néanmoins il pensait avoir acquis un minimum de talent fruit d'un travail sans relâche. Il s'était investi dans son métier de critique littéraire avec l'acharnement qu'il mettait dans tout ce qu'il entreprenait. Mais sa vie ne le satisfaisait plus depuis un bon moment déjà. C'est pourquoi il avait fondé la Société renouant avec son ancien penchant pour l'interdit.

Sans un dernier regard pour l'homme qui avait été son associé depuis maintenant plusieurs années, il effectua une sortie qui aurait pu paraître théâtrale pour n'importe quel autre personne.



Le meurtre nous fascine tous. Certains ne voudrons pas l'avouer mais c'est un fait. Sinon comment expliquer l'intérêt avide que chacun nourrit pour les faits divers ? On s'imagine souvent que les tueurs en série sont fous. Mais pour ma part, je ne tuait pas par plaisir. Je n'agissais ni par colère, ni par passion. Non, pour moi c'était comme si le crime me libérait d'un fardeau. Et pourtant cela me détruisait un peu plus à chaque fois.

Les deux baies vitrées qui me faisaient face étaient devenues deux tâches sombres sans même que je m'en rende compte. Je ne savais même plus depuis combien de temps j'occupais cet appartement. Le meurtre du modèle avait quelque peu bouleversé mes repères et c'était bien la première fois que cela m'arrivais. J'avais la désagréable impression qu'au moment même où j'avais eu le projet de l'assassiner je n'étais déjà plus maîtresse de ce qui allait arriver. Et je détestais cette sensation. Il me fallait absolument rester méthodique et organisée. Je continuais à l'appeler « le modèle » ne connaissant même pas son nom. Mais au fond de moi je savais que j'avais réalisé mon chef-d'œuvre. Inconsciemment, je m'étais rapprochée des vitres qui me séparaient de l'extérieur. L'image que m'offrait la rue correspondait parfaitement à mon état d'esprit. Je ne parvenais pas à distinguer le moindre souffle au dehors. Seulement un noir profond et absolu. On dit souvent que les yeux sont le reflet de l'âme, songeais-je soudain. Dans les miens je ne voyais que le chaos.

Un éclat fugitif attira mon attention et je réprimais un frisson. Cela faisait quelques temps maintenant que je me sentais épiée. Et cela avait beau paraître insensé, je ne pouvais pas mettre tout ces signes sur le compte du hasard. Sans un mot, j'ouvris une des portes fenêtres et me faufilait dans la nuit. Je ne savais plus du tout où j'en étais. L'adrénaline m'empêchait de réfléchir, chose dont j'avais pourtant bien besoin. La lumière déclinait de minutes en minutes et je pouvais entendre les bruissements d'ailes ouatés et mystérieux des oiseaux qui regagnaient leur nid. J'inspirais profondément et l'air frais et pur me piqua la gorge. Je remarquai la silhouette devenue presque familière derrière moi. L'homme me suivait à présent sans même se cacher. La situation à un autre moment aurait pu m'amuser. Traquée, moi ? L'image de crainte que j'avais toujours voulut incarner n'était plus guère crédible à cet instant précis. Mais après tout, les images étaient surfaites songeais-je avec une pointe de mépris. J'empruntais aléatoirement divers chemins jusqu'à ce qu'une brûlure dans la poitrine m'oblige à m'arrêter. Un moment, je cru m'être débarrassée de mon poursuivant mais cet espoir fut de courte durée. Je percevais maintenant le bruit de ses pas qui fondaient sur moi. Ses bottes claquaient sur le bitume produisant un bruit mat au fur et à mesure qu'il se rapprochait. Il ne servait plus à rien de courir. Avec un sourire, je songeais à mon scalpel toujours profondément enfoui dans la poche intérieure de mon pardessus. Quel qu'il soit je ne serai pas la proie de cet homme. D'un mouvement brusque je fis volte face.


Sous clé dans la cage Où les histoires vivent. Découvrez maintenant