Le gros nuage partie 1

40 1 0
                                    


Août 1990

Il faisait si bon ce jour là. Nous venions de passer le week-end chez mon père, comme tous les quinze jours depuis la séparation de mes parents. Nous étions sur le trajet du retour, installés dans la nouvelle voiture que mon père venait d'acquérir. Je connaissais le trajet par cœur ; lorsque nous passions devant cette vieille ferme, il ne restait plus qu'une dizaine de minutes pour arriver chez maman. A l'avant, Alexandra, la copine de mon père, contemplait sa nouvelle coupe de cheveux dans le miroir pendant que mon père se vantait d'avoir réussi à tirer un très bon prix de cette 205 rouge auprès de l'auto-école qui s'en séparait ! "Father and son" de Cat Stevens faisait grésiller les haut- parleurs flambants neufs. Mon frère François, à côté de moi, avait son walkman sur les oreilles et feuilletait une bande dessinée. Moi, j'étais imperturbable, je me laissais bercer par la mélodie, fascinée par le spectacle que m'offrait le ciel bleu. Un gros nuage avec une forme étrange m'intriguait. Il semblait nous suivre. Alors que la voiture balayait à vive allure les chemins sinueux des collines, il était toujours là, comme s'il était relié à moi par une ficelle, tel un ballon de baudruche qu'on tient fermement de peur qu'il ne s'envole.

Soudain, le nuage fit la rencontre du soleil et le paysage s'assombrit . . C'est alors que mon visage se refléta plus nettement sur la vitre. Mes longs cheveux bruns ondulés venaient le caresser avec le rythme du vent, mais je pouvais pourtant apercevoir les moindres traits de celui-ci. Bien que j'aie déjà vu des centaines de fois mon reflet dans un miroir, cette fois-ci, une sensation étrange s'empara de moi .

Bien évidemment, depuis cet accident de voiture qui avait altéré la moitié de mon visage et de mon corps, j'avais toujours su que je n'étais pas comme les autres. C'était un truisme et le regard inquisiteur voire fuyant des autres me rappelait sans cesse cette disparité. Mais à cet instant là, alors que je persistais à toiser mon portrait, pour la première fois réellement, je pris conscience de cette asymétrie qui me sortait de la normalité. Je réalisai également dans la seconde qui suivait que mon âme serait à vie confinée dans ce corps, et par conséquent, que ma vie serait différente de celle de Virginie ou Amandine ,mes copines d'école. Oui, pour moi la vie allait être un combat .

Etrangement, ni la frayeur, ni la crainte ne vinrent m'atteindre à ce moment- là. Non, un seul sentiment venait m'habiter : celui de remporter ce combat!

Le bruit des graviers du chemin de chez maman me sortit brusquement de mes pensées. J'aperçus alors ma mère nous guetter à la fenêtre. Comme à son habitude, elle attendit que nous soyons à l'intérieur pour venir nous saluer.

Je m'étais interrogée bien des fois concernant le fait que mon père et ma mère ne s'adressaient jamais la parole. Mais au fond, ce n'était pas si perturbant pour moi car je les avais toujours connus ainsi. Je n'avais aucun souvenir d'eux en couple, ni même de l'accident, ni même des mois de coma et d'hospitalisations qu'il avait engendrés. J'avais alimenté ma mémoire avec les récits de mes parents.

Le dîner fut très silencieux. Le bruit des fourchettes qui heurtaient les assiettes se mêlait au "tic-tac" de la vieille horloge de l'entrée. Habituellement, je donnais le rythme des repas ; j'étais la plus bavarde de la famille, ce qui était assez contradictoire car je faisais preuve d'une timidité extrême en société.

Ce soir-là , je n'avais pas envie de parler, j'étais bien trop occupée à ressasser cette scène de prise de conscience avec le gros nuage. Ma mère nous avait préparé un bon plat d'épinards à la béchamel et aux œufs durs. J'avais généralement du mal à m'alimenter, mais mes pensées était tellement présentes qu'elles effaçaient les refus de mon estomac.

J'ai bien perçu la satisfaction de ma mère lorsqu'elle a constaté que j'avais pour une fois terminé mon assiette. Il faut dire que les seuls repas que j'arrivais à ingurgiter facilement étaient les petits déjeuners, une sorte d'anorexie aux dires des médecins.

Une fois la table débarrassée, François me proposa d'aller faire quelques passes de football dehors. Hormis le fait que j'étais plutôt basketball que football, je n'avais pas envie de me divertir ; je déclinai son invitation.

Je restai assise sur ma chaise à contempler ma mère faire la vaisselle. Elle faisait cela avec une habilité remarquable, sans même se mettre une seule goutte d'eau sur le tablier qu'elle avait pris soin de nouer par- dessus sa robe à pois rouges.

Ma mère était une femme très directive qui aimait tout contrôler, par la force des choses peut-être, car, en ayant eu mon frère à 16 ans et moi à 18, elle se devait de faire preuve de rigueur.

Physiquement, elle était très élégante, très soignée ; l'esthétique était pour elle quelque chose de primordial. J'ai toujours perçu d'ailleurs une forte déception dans son regard lorsqu'il se posait sur moi. La déception que sa fille ne puisse jamais lui ressembler, que mon visage soit abîmé...surtout la déception que je ne puisse jamais être aussi coquette qu'elle, car avec mes pieds meurtris par les flammes de l'accident, elle était consciente que jamais nous ne pourrions échanger nos escarpins ; avec mes bouts d'ongles et mon doigt manquant, nous ne pourrions jamais nous rendre chez la manucure ensemble...

Je lui ressemblais beaucoup pourtant. J'étais une brune à la silhouette longiligne, avec des yeux marrons perçants ,une petite bouche bien dessinée et un nez fin. Au niveau du caractère néanmoins, nous avions peu de similitudes. Si j'avais hérité de sa justesse et de sa force de caractère, je ne disposais pas de sa rigidité démesurée. J'avais plus de concordances avec mon père ; il m 'avait transmis tout son sens de l'humour ainsi que son fort attrait pour les jeux de mots.

En y réfléchissant, le couple qu'avaient formé mes parents été si disparate.. Ils étaient bien trop différents, cela devait forcément être le motif de leur rupture. Je sortis alors de mon silence afin de valider cette hypothèse :

-"Maman, pourquoi papa et toi vous êtes-vous séparés?"

Ma mère ferma alors le robinet et posa ses mains sur le rebord de l'évier. Elle marqua un long moment d'arrêt pour se retourner, comme si elle redoutait ce moment depuis bien longtemps, comme si elle devait réviser sa réponse avant de la communiquer à voix haute. Puis elle se retourna d'un pas franc et assuré et me dit alors :

-"Ton père avait des soucis avec l'alcool , Lisa.Il était alcoolique, je ne pouvais plus supporter tout cela, voilà tout"

Mais pourquoi avait-il fallu que je pose cette question? J'étais déjà assez perturbée par la scène du gros nuage, désormais venait se rajouter cette nouvelle qui brisait un peu plus mon insouciance. Pourquoi mon frère, lui, jouait tranquillement au ballon et pourquoi moi je m'infligeais cet acharnement mental ?

Cela en était trop. Trop éprouvée par cette journée, il fallait que j'aille me coucher. Je mis beaucoup de temps pour m'endormir ; je tentais d'aérer mon esprit en contemplant les posters de l'équipe des Lakers qui trônaient sur les murs de ma chambre, mais la scène du gros nuage me hantait.

Mémoire usurpéeWhere stories live. Discover now