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Elle resta assise contre les coussins, amorphe. Elle ne gouttait plus à rien. Elle ne voulait plus rien. Même plus vivre. Même plus mourir. Elle ne réfléchissait même plus et se contentait de fixer le mur face à elle ou quelques fois le draps de lit au-dessus de son corps qui ne cessait de trembloter.
Pouvait-on haïr un membre de sa famille autant qu'elle ? Pouvait-elle se trouver des excuses atténuantes pour cette rage qui la consumait ? Un quelconque Dieu ne franchirait-il pas les Cieux pour la punir de cette ignominie ?
Lorsque Kiera croyait sa mère incapable de franchir un nouveau pallier dans l'horreur, elle lui donnait tord quasi dans la seconde. La Prêtresse de Tara dépassait les bornes : elle abandonnait les plus faibles, en tuait d'autres et se servait des plus forts pour créer une armée sanguinaire.
La souffrance. La douleur. La honte. Le dégoût de soi. Tout lui revenait en mémoire sous formes de vagues d'images toutes plus cruelles les unes que les autres. Elle se força à contenir ses émotions, quand les cadres posés au sol le long des murs vibrèrent de plus en plus fort. Elle inspira et expira plusieurs fois. Son regard passa sur le bureau puis sur les armoires fermées pour se stopper sur la fenêtre ouverte. Ses sens captèrent le sort qui couvrait l'immeuble et le rendait difficile d'accès. L'air frais chassait lentement l'odeur de sang et de vomi, vestiges de ses nombreuses crises. Son esprit calcula de lui-même les probabilités de sortir vivant de cette magie protectrice et des sens aiguisés du waste qui la soignait. Elle n'éprouverait aucune difficulté majeure. Néanmoins elle préférait rester dans ce lit, loin de la puanteur de la ville et des instincts primaires de ses habitants. Elle inspira et soupira d'aise quand les rayons du soleil percèrent timidement le voile grisâtre qui couvrait constamment le dôme de Helldown. Kiera se sentait pareille à cette cité : recluse du monde, fermée sur elle-même et abandonnée. A la douleur physique s'ajoutait la psychique. Elle se sentait mal en permanence et quitter sa ville natale n'entamait aucunement cette griffe d'acier qui labourait ses entrailles depuis tant d'années. Même si un fossé la séparait des gens qui l'entouraient constamment, une infime part d'elle regrettait l'illusion de liens familiaux qu'ils entretenaient par obligation.

Les mots de Roy brisèrent le silence de son esprit terrassé par la douleur : « Deux choix s'offrent à nous : rester en sachant que nous ne construirons jamais qu'un semblant de vie dictée par plus forts que nous ou nous détourner de ces poids qui nous enchaînent pour enfin découvrir le monde ? »

Elle qui ne connaissait qu'une seule manière de vivre ignorait comment choisir. Comment étouffer les automatismes et lever le voile sur les mensonges qui l'entretenaient depuis sa naissance ? Elle tenta bien la religion de son peuple. Vaste blague. Ces écrits n'apaisèrent pas son âme tourmentée. Elle possédait trop de souffrances au fond de son cœur pour trouver une consolation quelconque dans de jolies phrases et préceptes grandiloquents. De plus, elle refusait de céder à la dictature, à ces individus capables de monnayer leur train de vie, capable d'imposer aux faibles d'esprit un idéal faussé pour vivre dans l'opulence. Un tel manque de conscience... Pourquoi s'emmerderait-elle deux heures par jour à écouter déblatérer un homme lambda autoproclamé « Messager du Seigneur ».
Son père répétait souvent que la vie devenait plus important que les idéaux pour nombre d'entre eux. Ceux qui se mettent à l'abri ne reprendront, par conséquent, jamais le flambeau des morts. Elle le savait. Elle-même, au décès paternel, se cacha derrière un masque de froideur et abandonna les batailles qu'il menait encore peu de temps avant sa disparition. De Là-Haut, il devait certainement lui tourner le dos, honteux de son comportement si lâche. Elle menait une vie d'aberrations et de désillusions, petite existence si tranquille. Vivait-elle seulement, à subir les caprices d'une matriarche avide d'argent et de pouvoir ?
Elle serra les poings sur la couverture.
Un but se dessinait enfin devant ses yeux ahuris.
Elle ne voulait plus jamais se retrouver parmi les faibles d'esprit. Elle ne rejoindrait peut-être pas le cercle des héros capables de se sacrifier pour autrui mais elle ne sombrerait plus dans la facilité. Elle aiderait quiconque désireux de s'émanciper.
Il lui fallait donc vivre, se battre contre le mal qui la rongeait malgré elle.
Un bruit de chute attira son attention. Un loup hurla à l'agonie. Ses tympans sifflèrent, persécutés par le flot de sang et les battements irréguliers de son organe vitale. Elle repoussa les draps et posa ses pieds sur le sol. Ses jambes flageolèrent pendant quelques secondes. La jeune sorcière tenta de se donner plus de contenance mais le manque de réel sommeil et d'une nourriture plus solide que de la soupe l'empêchaient de trouver une énergie autre que l'adrénaline pour se bouger.
La porte s'ouvrit sur deux femmes qu'elle connaissait de vue.

- Princesse, si vous nous suivez, nous les relâcherons.

Kiera avisa Isil et Ben maintenus au sol par deux autres sorcières. Elle acquiesça simplement.

Helldown 1.5 "L'appel de la sorcière - Les origines "Où les histoires vivent. Découvrez maintenant