Chapitre 2

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À la naissance d'un second fils, mon cadet de 7 ans, mes parents renoncèrent complètement à leur vie errante et se fixèrent pour de bon, dans leur pays natal. Nous avions une maison à Genève et une propriété de campagne à Belrive, sur le bord Est du lac, à un peu plus d'une lieue de la ville. C'est là surtout que nous résidions, et la vie de mes parents s'écoulait dans le plus complet isolement. J'étais moi-même porté à éviter la foule et à m'attacher profondément à quelques êtres. Dans l'ensemble, mes compagnons d'études m'étaient assez indifférents. Néanmoins, j'avais voué à l'un d'eux une réelle amitié.

Henri Clerval était le fils d'un négociant de Genève. Il était étonnamment doué et possédait une imagination fertile. Il adorait pour eux-mêmes le danger, l'initiative et la lutte. Il se passionnait pour les romans de cape et d'épée et composait des chants héroïques. Il lui arrivait d'écrire des récits d'enchantement et des aventures chevaleresques.

Aucun être humain n'aurait pu avoir une enfance plus heureuse que le fut la mienne. Mes parents étaient foncièrement bons et indulgents. Quand je voyais d'autres familles, je me rendais compte combien grande été ma chance, et à mon amour filial venait s'ajouter une immense gratitude.

Mon caractère était parfois violent et mes passions véhérentes. Cependant, par une tournure de mon tempérament, ces traits, au lieu de s'orienter vers des buts puérils, trouvaient leur expression dans un ardent désir d'apprendre, mais pas n'importe quoi. Je dois confesser que ni la subtilité des langues, ni les principes des gouvernements, ni la politique sous une forme ou sous une autre ne possédaient pour moi quelque attrait.

C'était les secrets du ciel et de la terre que je voulais découvrir. Et, soit que je me consacrasse à la substance extérieure des choses et au côté caché de la nature, ou encore au mystère de l'âme humaine, mes recherches étaient toujours orientées vers la métaphysique ou, dans le sens le plus élevé, vers les secrets physiques du monde. C'est la philosophie naturelle qui a déterminé mon destin. Il faut donc que j'explique les faits qui suscitèrent ma prédilection pour cette science.

J'avais treize ans lorsque je fis, avec ma famille, une excursion à une station thermale proche de Thonon. Le mauvais temps nous obligea à demeurer enfermés une journée entière. Je découvris par hasard à l'auberge un volume des oeuvres de Corneille Agrippa. Je l'ouvris, plein d'apathie, mais les faits merveilleux qui y étaient relatés transformèrent bientôt mon indifférence en enthousiasme. J'eus l'impression qu'une lumière nouvelle venait de jaillir dans mon cerveau.

Revenu à la maison, mon premier soin fut de me procurer les oeuvres complètes de cet auteur, et ensuite celles de Paracelse et d'Albert Magnus. Je lus et étudiai avec ravissement les fantasmagorie de ces écrivains. Elles m'apparaissaient comme des trésors dont très peu de gens, en dehors de moi, eussent connaissance. J'ai déjà dit que j'avais de tout temps été possédé du fervent désir de pénétrer les secrets de la nature. En dépit des intenses recherches et des merveilleuses découvertes des philosophes modernes, mes études sur ce plan m'avaient toujours laissé déçu et insatisfait.

Le paysan ignorant percevait les éléments qui l'entouraient, et il était familier avec leurs utilisations pratiques. Le plus savant des philosophes en savait à peine davantage. Il avait partiellement dévoilé le vrai visage de la nature, mais sa structure immortelle était toujours pour lui un mystère et une source d'étonnement.

Et voilà que je découvrais dans ces livres des hommes qui avaient pénétré plus avant. J'acceptai sans réticences tout ce qu'ils affirmaient et je devins leur disciple. Une chose pareille peut paraître étrange au 18e siècle, mais bien que je me soumisse à la routine des études en honneur dans les écoles de Genève, j'étais en grande partie autodidacte dans mon domaine.

Mon père n'avait pas un esprit scientifique, et j'avais dû satisfaire ma soif de connaissance en tâtonnant comme un enfant aveugle. Guidé par les nouveaux maîtres que je m'étais choisis, je partis, plein de zèle, à la recherche de la pierre philosophale et de l'élixir de vie. Mais c'est sur ce dernier que je concentra bientôt toute mon attention. La fortune n'était à mes yeux qu'un but inférieur, mais quelle gloire s'attacherait à ma découverte, si je réussissais à libérer l'organisme humain de la maladie et à rendre l'homme invulnérable, sauf à une mort violente!

J'entrevoyais encore d'autres possibilités. Provoquer l'apparition de fantômes et de démons était une chose que mes auteurs favoris disaient tout à fait réalisable, et dont je recherchais passionnément l'accomplissement. Evidemment mes incantations demeuraient sans effets, mais j'attribuais mes échecs plutôt à des erreurs dues à mon inexpérience qu'à un manque de savoir-faire ou à une carence dans les théories de mes éducateurs.

C'est ainsi que, pour un temps, je m'absorbai dans des systèmes périmés, mélangeant comme un non-initié une multitude de données contradictoires, guidé par une imagination débridée et un raisonnement enfantin. Il en alla ainsi, jusqu'à ce qu'un incident vînt donner un tour nouveau à mes conceptions.

J'avais environ quinze ans quand, nous trouvant à notre maison de campagne de Belrive, nous assistâmes à un orage d'une violence inouïe. Il était venu de derrière les monts jurassiens, et les coups de tonnerre semblaient retentir dans tous les coins du ciel. Alors que je me tenais sur le pas de la porte, je vis soudain comme un torrent de feu jaillir d'un beau vieux chêne situé à une vingtaine de mètres de la maison.

Dès que l'aveuglante lumière se fut dissipée, je m'aperçus que l'arbre avait disparu. Il n'en demeurait qu'un informe moignon carbonisé. Lorsque nous allâmes le voir de plus près, le lendemain, nous découvrîmes que le chêne avait été mutilé d'une étrange façon. Le choc ne l'avait pas fait voler en éclats, mais l'avait réduit en de minces lanières de bois. Je n'ai jamais vu quelque chose qui fût plus complètement détruit.

Jusque-là, j'avais tout ignorer des lois et les plus manifestes de l'électricité. Il se fait qu'un homme très versé en philosophie naturelle se trouvait avec nous, à ce moment. Fort intéressé par le phénomène, il se lança dans l'exposé d'une théorie qu'il avait conçue, au sujet de l'électricité et du galvanisme, théorie qui était pour moi à la fois nouvelle et stupéfiante. Ce qu'il nous révéla eut pour effet de rejeter considérablement dans l'ombre Corneille Agrippa, Albert Magnus et Paracelse, les anciens maîtres de mon imagination. La démystification de mes idoles eut pour effet de dépouiller mes recherches habituelles de tout intérêt. Il me semblait que rien ne serait, ni ne pouvait être découvert. Par un de ces caprices de l'esprit auxquels nous sommes sans doute plus sujets dans l'extrême jeunesse, j'abandonnai aussitôt mes activités antérieures. C'est dans cet état d'esprit que je me lançai dans les mathématiques et dans les branches s'y rapportant. Car je considérais que cette science était édifiée sur des bases certaines et était, de ce fait, digne de considération.

A l'abandon de mes anciennes études succédèrent une quiétude, un apaisement de l'âme qui me délivrèrent des tourments dont s'étaient accompagnés mes autres travaux. J'appris de la sorte à associer l'idée de malheur à leur poursuite, et celle de bonheur à leur abandon.

C'était un sérieux effort dans la direction du bien, mais il fut inefficace. Le Destin était trop puissant, et ses lois inflexibles avaient décidé ma destruction. Elle fut terrible et totale.

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