Chapitre 3

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- Nous te voyons depuis plusieurs mois, tous les jours, toutes les nuits.

- Nous vivons dans cet appartement, ajoute Amélie.

- Quoi ? Alors vous m'espionnez à mon insu toute la journée ! s'écrie Leila, soudain exaspérée et humiliée à la fois.

- Il faut dire que tu es très active à la maison ces temps ci... D'ailleurs merci de regarder autant la télé ! Dommage que tu n'aimes pas le football... se plaint le jeune homme, narquois.

- Très drôle ! Et vous n'avez rien de mieux à faire que de squatter chez moi ?

- Oh tu sais, ça fait plusieurs dizaines d'années que nous errons sur Terre, et nous avons fait tout ce qu'il y avait à faire, vu tout ce qu'il y avait à voir... soupire Amélie.

- Et puis on ne peut rien toucher, ni parler avec les gens, alors au bout d'un moment on finit par s'ennuyer.

- Oui, on finit par ne plus avoir goût à la mort.

Cette phrase fait frissonner le corps astral de Leila.

- Qu'est ce que vous racontez ? Vous pouvez toucher les objets ! La preuve, nous sommes tous assis sur le divan !

- Que tu crois, réplique aussitôt Matthieu. Ton esprit croit être assis car il a mémorisé la sensation que tu éprouves quand ton corps est au repos, mais cette sensation est une illusion. Regarde. Il appuie son poing de toute sa force sur la banquette, et sa main traverse la matière tandis que le tissu reste plat. Leila tente de saisir un coussin qui devient hologramme.

- Pourquoi ne tombons-nous pas par terre ?

- Je ne sais pas. Il semblerait que notre perception nous joue des tours. Nous sommes des esprits, ne l'oublie pas. Nos esprits sont persuadés d'être assis, alors nous le sommes.

- Alors ce qu'on voit dans les films est vrai ?

- Plus ou moins, même si c'est très romancé.

Leila pose milles questions au couple, puis, à mesure que sa curiosité se rassasie, son attention s'oriente vers la baie vitrée.

- Est-ce que je peux voler comme tout à l'heure ?

- Je suppose que oui. Nous, nous le pouvons, si nous le voulons, répond Amélie.

Matthieu s'apprête à protester mais sa compagne l'arrête d'un mouvement de la main, tout en lui jetant un regard intense. Il hésite puis se renfrogne.

- Pouvez-vous me montrer comment faire ? implore la jeune fille, qui se dirige à présent vers la fenêtre.

Elle continue à avancer, et se retrouve tout à coup sur le balcon, comme si la vitre n'était qu'une brume. Les deux amoureux restent quelques minutes dans le salon. Elle entend des messes basses, sans comprendre les paroles qu'ils se chuchotent. Ils la rejoignent enfin, et l'expression de leurs visages reflète un enthousiasme nouveau. Leila n'y prête pas attention, trop absorbée par son envie de s'élancer du balcon.

- Imagine-toi être un oiseau déployant ses ailes pour s'envoler, murmure Amélie.

- A cette heure-ci ce serait plutôt une chauve souris ! Ricane son compagnon.

Leila hoche la tête et inspire une grande bouffée d'air. Elle ne sent ni le froid, ni le vent. Normal, vu que c'est son corps qui respire, bien au chaud dans la chambre à coucher. Sous l'impulsion de ses deux "colocataires", elle s'élance dans le vide. La gravité n'a pas d'effet sur elle, elle ne pèse plus un gramme et la sensation est jouissive. Ils montent ensemble de plus en plus haut, l'immeuble devient de plus en plus petit et Leila a l'impression que sa vie humaine perd également de l'importance à mesure que son âme s'élève dans le ciel. Matthieu et Amélie la guident en lui jetant de temps en temps un regard blasé qui contraste avec le merveilleux de cette expérience. Le ciel est d'un pourpre pénétrant, parsemé deçà delà de longs nuages noirs. La lune ronde irradie comme un soleil froid les champs qu'ils survolent à toute vitesse. Soudain elle sent l'emprise de ses deux guides se relâcher. Surprise, elle se retourne d'une cabriole et voit les deux compères immobiles dans le ciel.

- Que se passe t-il ?

- Nous allons rentrer, dit Matthieu d'un air las.

- Oui, maintenant tu sais comment voler, tu peux très bien te débrouiller toute seule, ajoute Amélie.

- Mais pourquoi ne voulez-vous pas continuer, c'est génial ! s'écrie la jeune fille tout en effectuant une roulade sur elle-même, à plusieurs mètres au dessus du sol.

- Comme nous te l'avons dit, on se lasse de tout, et voler ne nous amuse plus.

- J'ai du mal à l'imaginer...

- Amuse-toi bien, lance Amélie, qui entraîne déjà Matthieu dans l'autre sens.

Leila les observe tandis qu'ils s'éloignent, se demandant si ce ne serait pas plus raisonnable de rentrer avec eux, et de réintégrer son corps. Après tout, cet état lui est totalement étranger, et elle ne maîtrise rien. Si elle se retrouvait bloquée ici ? Une autre voix résonne cependant dans sa tête, une voix extatique qui implore la jeune femme de pousser l'expérience plus loin. Leila ne réfléchit pas longtemps avant de céder à la tentation. Elle entame une accélération en vol qui lui procure une joie intense et lui fait oublier toutes ses interrogations. Le temps s'arrête pour la jeune femme, qui parcourt des kilomètres à toute vitesse, survolant villes, champs et forêt pendant des heures.

Quand elle remarque que le soleil se lève à l'horizon, elle prend soudainement conscience qu'elle a passé la nuit à voler. Un soupçon d'inquiétude la taraude tout à coup ; elle pense à son corps, resté seul, tel une coquille vide, sur le lit de sa chambre. Elle baisse d'altitude et repère une autoroute en contrebas. Leila n'a aucune idée du lieu où elle se trouve, sûrement à plusieurs centaines de kilomètres de chez elle. Elle repère un panneau lui indiquant qu'elle se trouve à plus de 300 km du point de départ. Elle pensait s'être éloignée plus que cela, mais se rappelle ne pas avoir suivi de trajectoire en ligne droite. Elle a certainement beaucoup tourné en rond !

Tout à coup un sentiment affreux la saisit et elle se tord en deux de douleur. Elle a l'impression qu'on lui arrache le cœur. La douleur passe rapidement mais Leila ne se sent plus elle-même, comme si on l'avait dépossédée de quelque chose. Un pressentiment horrible s'empare d'elle. Aussitôt elle pense à son corps, et alors qu'elle désire intensément être dans sa chambre à coucher, en une fraction de seconde à peine elle n'est plus sur l'autoroute mais devant son lit. Et il est vide.

Paniquée, elle s'engouffre dans le salon, et se découvre assise dans le canapé, regardant une émission de télévision tout en engloutissant des brioches au chocolat. Elle reste interdite, trop choquée pour dire quoi que ce soit. Puis son regard se tourne vers Amélie, qui la regarde avec défiance, assise à côté du corps de Leila qui est complètement absorbé par la tv.

- Que se passe-t-il ?!! Hurle enfin Leila.

- Tu n'as pas encore deviné ? Tu es encore plus bête que ce que je pensais ! crache Amélie d'un ton mauvais.

Voyage astralOù les histoires vivent. Découvrez maintenant