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— J'vois toujours pas c'que j'fais là. Vous m'foutrez pas la trouille comme ça, c'est garanti. La justice, j'en ai que faire : mon père aussi c'est un de ces merdeux de juges. Mais pas du genre à accorder la clémence, nan. Plutôt du genre à vous foutre en taule à perpétuité pour un truc que vous avez pas fait. Ce gars se fout des destins, ils les manipule comme y veut. Bref, un vrai salopard.

Édouard n'osait taper ces insanités, et, après avoir passé une bonne dizaine de minutes à essayer de trouver de meilleures tournures, sous un regard  de sa juge, il comprit qu'il devait abandonner ses talents de romancier et se livrer à un travail de fidélité en retranscrivant mot pour mot les propos de mademoiselle Jombier.

— Si ça ne vous dérange pas nous allons quitter un instant votre crise d'adolescence pour nous intéresser à votre fameux don. Est-ce que vous sauriez m'en parler ? s'intéressa Alice, qui était maintenant convaincue que la prévenue avait usé de ces atouts de voyante pour appâter un homme aussi élevé socialement que monsieur Arthot.

— Parlez-moi sur un aut'ton. J'suis pas votre fille ou j'sais pas... En c'qui concerne mon art — ouais, j'l'appelle comme ça — j'pense pas qu'là où vous êtes ça vous parle. J'osais pas si vous avez l'esprit assez ouvert, voyez ? finit la jeunette en mimant et en souriant d'un air de dire qu'elle maîtrisait son art.

En finissant de mâcher son chewing-gum pour venir l'abandonner dans un papier trouvé dans sa veste trouée, Émeline s'avança sur son siège et provoqua la magistrate du regard.

— Mais p'têtre que mes analyses ont porté leurs fruits sur vous ? J'me trompe ?

— Maintenant vous allez arrêter votre petit jeu, parce qu'au cas où vous l'auriez oublié, vous êtes interrogée dans le cadre d'une enquête criminelle.

— J'cite pas mes sources : je vous dirai pas mon secret, balança fièrement le gamine.

— Ne jouez pas avec moi, vous êtes assez intelligente pour savoir que vous pouvez perdre.

Puis, soupirant :

— O.K., c'est bon, ça va. J'me s'rai au moins amusée avec vous. J'vous cache pas qu'c'est plutôt drôle d'avoir cette sorte de pouvoir sur les gens. Savoir reconnaître s'ils sont in love au premier coup d'œil. Bah pour tout vous dire c'est une habitude à prendre. Depuis gamine j'lis des histoires plutôt abouties sur le romantisme en littérature. Pis en grandissant j'me suis un peu intéressée à l'aspect psychologique du truc, le genre de bouquins qu'on lit pas mais dont on aime bien regarder le titre dans sa bibliothèque. Ces livres j'les ai dévorés. Mais y a qu'un jour que j'ai compris qu'j'étais pas si conne que pouvaient l'dire mes parents en voyant ma dégaine puis mes bulletins scolaires - ouais parce que j'vais pas très souvent en cours. Un pote à moi m'a d'mandé d'filer sa mère pour voir si elle avait un mec. J'vais vous dire : j'ai pas eu b'soin. J'l'ai rencontrée une fois et j'lui ai dit qu'elle était avec un gars qui la rendait heureuse. Mon pote, Gotto qu'il s'appelle, il m'a balancé des insultes et il a plus voulu m'parler. J'ai cru perdre un ami d'enfance puis un jour il est rev'nu et y m'a dit que sa mère savait pas comment lui dire mais qu'elle comptait s'remarier et tout l'bazar. À partir de là, même s'il se trouvait minable de vivre avec un mec qu'il connaissait pas plutôt qu'avec son père, il a voulu exploiter mes connaissances. Ça a commencé comme ça et depuis on s'en sert pour faire chanter n'importe qui. J'suis contente qu'avec vous ça ait marché. J'vous jure, vous pouvez pas savoir comme j'suis fière de pouvoir savoir des trucs sur des gens hauts placés !

Le greffier ne savait plus où se mettre et Alice, pour parer les allusions de son interlocutrice, s'efforçait de demeurer dans le concret :

— Aussi hauts placés que monsieur Arthot, vous voulez dire ? Quand mon collègue vous a interrogé vous lui avez fait un chantage enfantin en lui demandant bien gentiment de passer un coup de tip-ex sur votre nom inscrit dans l'agenda de monsieur Arthot. Vous pouvez m'expliquer ?

espionne des cœurs accrochésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant