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— Elle vous a fait la leçon, vous dites ? répéta encore Lemonnier sans daigner y croire.

— Oui, vous avez bien entendu Lemonnier. Qu'est-ce que c'est que cette propension que vous avez tous pour l'intrusion dans la vie privée ? Je ne me l'expliquerai décidément jamais. Après que mes collègues me fassent des clins d'œil pour me faire comprendre des choses auxquelles je me refuse de penser, une jeune femme d'à peine dix-huit ans, liée à l'enquête que j'instruis, se permet de m'apprendre à aimer et à être aimée. Vous réagiriez comment vous ?

— À moi ça ne serait jamais arrivé, j'aime tellement l'amour que je ne serais jamais resté aussi longtemps que vous le faites en n'avouant pas ce que je ressens, se plut à imaginer le greffier.

— Je sature. Je vous attends à la cafétéria à seize heures pour un débriefing sur le nouveau dossier.

Alice s'en alla recueillir un peu de solitude sur les quais qui lui offraient un air assez respirable et une paix dont elle manquait au quotidien. Son fils lui échappait, mais surtout, elle ne faisait plus que penser à sa vie sentimentale et plus particulièrement à ce que tout le monde autour d'elle osait appeler un échec, son père le premier : sa relation avec Mathieu. Mais l'amour n'est-il pas encouragé quand il rend les proches insatisfaits ? La juge se mit à penser qu'elle avait jusque là bien mené sa vie. Quelque chose pourtant semblait ne pas se présenter à elle, ou alors elle ne le voyait pas.

Évidemment, qu'elle aimait Marquand : c'était pour elle un réel plaisir de le retrouver chaque matin, toujours aussi enthousiaste et énergique. Elle l'adorait même quand il était ronchon et bougon... Une sorte d'amour inconditionnel. Pourtant, elle détestait quand il osait lui parler de sentiments — en particulier des siens. N'avait-il donc aucune pudeur pour admettre à qui voulait l'entendre qu'il l'aimait elle, Alice Nevers, et que c'était impossible à nier et à changer ?

Mais elle devinait que derrière cette envie de ne plus cacher ses sentiments, qu'il n'exposait, réflexion faite, pas autant que pourrait le faire un exhibitionniste macho et imbu de lui-même, se trouvait en réalité un désir d'avancer vers une vie nouvelle qui la comprendrait elle, la femme dont il était épris depuis toutes ces années.

Alice se refusait à céder. Elle ne se voyait pas mener une vie tranquille avec Marquand, surtout qu'elle n'avait pas envie d'offrir à Paul un arbre généalogique qui confondait les mots "papa" et "parrain".

Elle eut une idée qui la fit d'abord rougir, mais qu'elle se sentait capable de mener à terme pour s'assurer de ce que pensait son cœur, auquel elle ne referait que très peu.

— Vous m'emmener dîner ?

Fred, qui pensait la surprendre en la trouvant à son insu, ne comprit pas qu'elle puisse afficher une mine aussi résignée et égayée. Il mit cela sur le compte de l'enquête : elle devait s'être retirée là pour réfléchir calmement et avait dû trouver dans son temps libre une réponse à une question professionnelle.

— Vous êtes sûre que ça va ? voulut-il s'assurer.

Alice lui sourit en remettant le col de sa chemise.

— On ne peut mieux. Je commence à croire que jusqu'à aujourd'hui j'ai manqué de lumière, mais ma balade m'en a apporté assez pour que je raisonne de façon lucide. Donc : vous venez avec moi à la pizzeria ce soir ?

— On ne refuse pas une invitation, ânonna-t-il, dubitatif et méfiant.

Il avait tellement espéré ce moment que, maintenant qu'il le vivait, tout lui semblait théâtre et comédie et il refusait de se laisser prendre par une aussi belle illusion. Oh que non, les mirages ne l'auraient pas.

— Merde, je viens de me souvenir que j'ai promis un ciné à Juliette.

— Vous m'avez dit que vous ne la voyiez que la semaine prochaine, à cause de ses examens...?

— Ah non, je confonds. Non, c'est Max qui me réquisitionne, je m'en souviens parce que quand il me l'a demandé j'ai pris du temps pour accepter, j'aime pas trop les sorties entre collègues, si c'est pour traîner dans les bars je préfère le faire seul.

Quel concept il avait de la solitude... Assurément, Alice voyait toute cette mascarade d'un autre œil.

— Vous avez mieux à faire, donc. Et quand est-ce que vous seriez disponible ?

— Qu'est-qui vous prend de vouloir m'inviter soudainement, alors que depuis des années quand je vous le propose vous refusez et qu'il a fallu un coup monté pour qu'on finisse par manger à la même table ?

Elle déglutit, éblouie par cette réaction de mauvais augure.

— Je voulais seulement marquer le coup, vous retrouver. Et ce n'est pas parce que j'ai été aveugle toutes ces années que je dois le rester. Vous devriez être content...

— De plus être invisible ? Ah oui, mais je suis content. Il a fallu qu'une bien aimable gosse intervienne dans nos vies pour nous ouvrir les yeux ! Mais une fois que vous aurez oublié votre trouble lié à l'enquête, vous allez faire quoi de vos bons sentiments ? Je vais vous le dire : vous allez les refouler bien discrètement, parce que vous êtes pas du genre à vous laisser emporter par la réalité des émotions.

— Elle m'a parlé de votre lettre.

— Quoi ?

— Elle a voulu m'ouvrir les yeux. Et puisque vous vous rétractez sans me faire confiance, sachez que j'ai une solution... Elle risque de vous déplaire, mais elle vient de mûrir dans ma tête, assura-t-elle sur le ton de la confidence, approchant son visage et redoutant sa réponse.

— Allez-y, après tout ça peut pas être pire.

Le courage n'y était plus. Elle essaya de le dire mais rien ne vint, et Fred crut qu'elle ne voulait déjà plus remédier à leur problème. Il la regarda tenter et entendit avec tous les efforts d'audition possibles :

— Vous pourriez être mon amant.

espionne des cœurs accrochésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant